Danse pour régolithe

Les étoiles étaient affûtées comme des rasoirs.
L'horizon était si proche que cela en devenait dérangeant. La planète ne faisait que trois mille kilomètres de rayon. Jyothi marchait le long du talweg d'une profonde vallée creusée dans des montagnes qui semblait vouloir aller trancher dans le noir d'encre du ciel. Parfois Jyothi s'arrêtait et couvrait les pics de ses gants, s'imaginant comme une déesse spatiale admirant une géologie capable de la faire saigner; puis elle rattrapait son bâton de marche et continuait d'avancer. Elle pouvait marcher pendant plusieurs centaines de kilomètres d'une traite, aussi longtemps qu'il y aurait un terrain solide en face d'elle. La marcheuse n'avait que faire de la fatigue. Elle marchait, marchait, marchait jusqu'à ce que l'épuisement la conquière enfin; et alors elle gonflait sa petite station personne et dormait pour plusieurs jour au milieu des grandes plaines de régolithe où la lumière était plus tranchante qu'un poignard.
Un point rouge clignota sur la visière de son casque, puis s'épanouit en une fleur écarlate. Une vague invisible refluait vers la planète, des myriades de protons portés par le vent solaire. Jyothi regarda vers l'abîme du ciel. Elle abaissa la plaque blindée de son casque et le monde prit des couleurs bronze-or. Puis elle raffermit sa prise sur ses bâtons de marche et continua.
Quand la tempête solaire frappa la planète, le régolithe se mit à danser.
Le sursaut stellaire n'était pas une simple éjection de masse coronale. C'était une tempête de protons, faite de particules à charge électrique positive se déplaçant à un tiers de la vitesse de la lumière. Le régolithe, lui, avait été chargé négativement par des milliards d'années d'interaction avec le vent solaire. Chaque proton transmettait sa charge à sa cible au sol, conduisant les grains de régolithe à commencer à se repousser les uns les autres. Environ soixante-dix secondes après l'impact initial, les poussière lunaires se mirent à se déplacer horizontalement.
Tout autour de Jyothi des piliers de poussière se levaient et mouraient, des colonnes diffractées créant des temples-vagues éphémères dans la vallée. Au début ils ressemblaient à des impacts de balles criblant la poussière, puis ils devinrent des collines fantômes battant le paysage et engin les ondulations devinrent stables et cohérentes. Des signaux et des vagues, en haut, en bas, encore et encore, la représentation visuelle d'une musique silencieuse sur un écran ayant la taille d'une planète.
Jyothi fit le dos rond, comme si elle était en train de marcher contre un vent puissant. Les protons attaquaient sa combinaison, traversant ses protections extérieures avec aisance, à l'exception de son casque, plus épais. En quelques dizaines de minutes elle avait déjà absorbé une dose létale de radiations mais il ne restait pas grand-chose à détruire pour les protons. Son corps n'était désormais plus qu'une q-aug unique et symbiotique. Des algues extrémophiles coulaient dans ses veines, nourrissant le lichen incrusté dans sa peau, se répandant dans les racines qu'étaient ses os. Elle était un écosystème en vase clos, une tour de Babel humaine. Ce que les radiations détruisaient était immédiatement isolé, reconfiguré et reconstruit. Son corps pliait sous la tempête de protons mais ne se brisait pas. Dans son esprit ses souvenirs dansaient, mouraient et vivaient à nouveau au rythme de ses neurones auto-régénératrices. Le monde fluait et refluait, des fragments de sens s'effondrant et se rassemblant encore et encore sous son regard. Jyothi se concentra et enclencha ses émulateurs sensoriels. En temps normal ils détectaient le mouvement et les émissions venant de l'extérieur pour créer un fac-similé d'ambiance sonore mais sous la tempête de radiations, ils ne pouvaient émettre autre chose que du bruit blanc, une neige électronique qui bruissait et glissait autour du régolithe au rythme de l'étoile dans le ciel, un son qui la remplissait d'une chaleur pâle et rassurante.
A dix mille années-lumière de la Terre, une femme âgée de deux cent cinquante ans marchait au milieu d'une mer de régolithe dansant.
Illustration : For All Mankind, tous droits réservés.