Automne Elorain

La vieille bicyclette d'Helena Yue reposait contre l'un des arbres qui jonchait le chemin descendant des collines vers la vallée. C'était une machine antique et rouillée, presque aussi vieille que son propriétaire : Yue et son vélo étaient tous deux venus de la Terre, il y avait de cela cinquante-sept ans, stockés dans les immenses coursives du vaisseau migrateur "Regardez Ce Que Nous Avons Là".

Une brise tiède descendait des montagnes et la forêt était prise dans un incendie de couleurs automnales. Au début, tout avait paru faux à Yue. Les couleurs, les odeurs, les plantes, tout lui rappelait faussement la Terre. Les arbres en particulier étaient un exemple frappant de convergence évolutive. Bien sûr, ils n'étaient pas vraiment des arbres mais des colonies symbiotiques extrêmement complexes rassemblant des algues, des champignons et des amibes en d'immenses colonies de plusieurs milliers de kilomètres de large quasiment capables de conscience...mais à l'extérieur ils ressemblaient à des arbres terrestres. Les champignons couraient dans le sol comme des racines, des amibes endurcies formaient des écorces et des sacs d'algues d'une extrême finesse bruissaient dans le vent. Même les animaux partageaient certaines similarités avec les créatures terrestres, comme ces lézards volants à plumes faisant des oiseaux tout à fait acceptables ou ces insectes couverts de fourrure qui imitaient assez bien les mammifères si l'on n'y regardait pas de trop près. Aux yeux des premiers migrants, Elora était apparue comme un fac-similé de la Terre presque dérangeant dans sa perfection. En tant que géologue, Helena saisissait parfaitement l'ironie de la situation. Elora était en fait plus vieille que la Terre et la vie y était apparue au moins un milliard d'années avant de faire son entrée sur la scène Terrestre. C'était la Terre qui ressemblait à Elora, pas l'inverse.

Huit dixièmes de la gravité terrestre, un bar de pression atmosphérique, un air stabilisé autour d'un mélange d'oxygène et d'azote, trois petites lunes maintenant la planète dans une orbite stable, une étoile de classe F paisible illuminant la surface, de longs automnes et printemps suivis de courts étés et de chauds hivers, les trois quarts de sa surface recouverts par des océans - Elora était un monde super-habitable. Sa vie était plus riche que sur Terre en dépit de ses similarités évolutives, elle était plus complexe et plus entrelacée. Ses forêts étaient d'immenses organismes possédant leur propre cohérence et ses océans accueillaient des coraux capables de pensées complexes. Elora était une planète remplie d'intelligence collective. Dans les forêts des milliards d'yeux regardaient les humains aller et venir, mais il s'agissait d'yeux bienveillants, curieux, les yeux d'une conscience qui avait mis des milliards d'années à apparaître.

Helena Yue se mit à regarder vers le Sud. Les montagnes étaient couvertes de neige et les forêts brillaient dans des nuances d'orange, formant une immense palette allant des profondes vallées prises dans le brouillard aux pointes baignées d'azur des jeunes pics. Quelques arcologies se dressaient le long des pentes abruptes. A l'image des arbres elles changeaient de couleurs avec le passage des saisons pour se fondre sans interruption dans le paysage. Yue avait été l'une des partisanes de ce style architectural il y avait quarante ans de cela. Comment occuper Elora sans la ravager avait alors été, et était toujours, la principale préoccupation des migrants qui refusaient de se considérer comme des colons. Comment se mêler à la planète, y vivre et s'y effacer.

Aux yeux d'Helena Yue, Elora était le véritable baptême du feu pour l'humanité. Le genre humain était sur le point de devenir une civilisation interstellaire. Voyager plus vite que la lumière avait été la première étape sur ce chemin, même si d'une certaine manière les humains avaient été spoliés de la satisfaction de l'avoir passée puisqu'ils n'avaient pas inventé eux-mêmes le translateur, mais peu importait. Dépasser la vitesse de la lumière était quelque chose que l'on pouvait laisser aux ingénieurs. C'était un simple problème de conversion de matière en énergie, un problème complexe bien sûr mais qui pouvait être réduit à des plans et à des équations. Ce n'était pas un test. C'était un dos d'âne sur la route. Un dos d'âne de la taille d'une montagne, certes, mais quand même un dos d'âne. C'était dans la deuxième étape que résidaient réellement les enjeux. L'installation. Elora était la meilleure chance dont disposait l'humanité pour déployer une installation permanente, durable et indépendante sur un autre monde. Mars, Tau Ceti, Trappiste, tous ces mondes n'avaient été que des répétitions. Elora était le véritable objectif. Il ne s'agissait pas juste d'établir une colonie autarcique - non, c'était beaucoup plus ambitieux que cela. Il s'agissait de créer une civilisation.

Ce qui était en jeu était le futur de l'humanité, aussi simplement que cela. Elora était le point d'arrivée d'une guerre de sept cent ans que l'humanité avait livré contre elle-même, de l'aube de l'âge industriel aux dernières années du Bas-Âge. Un champ de bataille silencieux.

D'un côté il y avait les répétitions inlassables de l'histoire. Les mêmes échecs, les mêmes erreurs. La vie incroyablement complexe et donc incroyablement fragile d'Elora. La tendance de l'humanité à s'étendre, à consommer, à dévorer, comme tous les organismes complexes laissés à eux-mêmes. Il y avait l'exemple de la Terre, une planète dévastée, ruinée, laissée à bout de souffle par l'Anthropocène.

De l'autre côté il y avait l'héritage du Bas-Âge. Cinq cent ans de soins écosystémiques et de tentatives de compréhension, cinq cent ans de progrès social et économique, la puissance des IA modernes, la capacité de modéliser des écosystèmes entiers, la possibilité de penser comme une planète pour la première fois dans l'histoire humaine. La possibilité de faire mieux.

Et ainsi Helena Yue pédalait sous un ancien soleil, à cinq cent années-lumière de la Terre, la première personne à poser le pied sur Elora et pas beaucoup plus avancée que les autres pour autant.

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