Chaman

Au-dessus des steppes de Baïkonour se traînait un brillant crépuscule. Des chevaux attendaient dans la brise, fouillant dans l'herbe rase. Au-dessus des chevaux se dressaient les ruines monumentales de Baïkonour, les anciennes tours de lancement rouillant au milieu de nulle part - mais elles n'étaient que des reconstitutions, le Baïkonour originel, vieux de six cent ans, ayant été démantelé et vendu à l'encan dans le chaos du début du Bas-Âge. Ces structures massives tournés vers le ciel n'étaient pas faites d'acier mais de composés carbonés modernes, qui résisteraient bien mieux au temps que leurs prédécesseurs. Elles resteraient ici pendant des milliers d'années, des ruines pour rire, les fantômes de ce qui avait autrefois été le premier spatioport du monde. Le temps l'avait détrôné. Cinq siècles après Gagarine, le centre de gravité de la civilisation humaine s'était déplacé vers le sud, vers ceux qui avaient été dépossédés par l'ancien monde. Baïkonour avait été oublié. Cap Canaveral avait disparu dans les immenses marais de ce qui avait autrefois été le littoral nord-américain. Kourou avait été rendu à la forêt vierge. Les spatioports modernes se trouvaient tous exactement le long de l'équateur, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est - et dans quelques années l'ascenseur spatial les rendrait tous obsolètes, libérant enfin la Terre de la tyrannie de l'équation de Tsiolkovski.

Zenya était assise sur les vestiges d'une vieille voie ferrée, empilés entre les tours de lancement. Elle regardait le ciel, un antique walkman entre ses mains, écoutant un très vieux morceau, datant probablement de l'âge industriel. Un morceau court, hypnotique, un remix du signal radio original de Spoutnik, des petites étoiles qui montaient et descendaient, transportant avec elles la nostalgie d'un monde qui n'avait jamais vraiment existé. Zenya avait laissé ses frusques et son arc composite auprès de ses chevaux, abandonnant ses attributs terrestres dans la lumière du couchant. A la place elle portait une combinaison de vol bio-synthétisée dont la surface extérieure captait les dernières lueurs du jour à la manière du corail mort. La manche droite de sa tenue portait le cheval stylisé de sa commune nomade, tandis que la gauche arborait le croissant renversé des Communes Lunaires. Zenya focalisa son attention sur la musique. Elle la transportait au-delà des steppes, vers les ruines de Baïkonour, vers l'immensité noir-pourpre s'étendant paresseusement d'une extrémité de l'horizon à l'autre. Elle ne se sentait même pas anxieuse, elle avait juste faim. Son dernier repas remontait à la veille. Elle se sentait bien, simplement peu encline à manger, ou même à parler - ses lèvres étaient sèches et scellées.

Quand la navette apparut Zenya ne put dire si l'étincelle remontant le long de sa colonne vertébrale était de la peur, de l'émerveillement ou quelque chose entre les deux, quelque chose qu'elle n'avait jamais ressenti auparavant. Une sorte de terreur sacrée, mais qui serait entièrement profane. Elle enleva ses oreillettes et remit le walkman dans son sac. La vieille musique de Spoutnik continua à danser dans son esprit alors qu'elle regardait la navette se poser dans la steppe. Elle était blanche, immaculée, et ne portait que le croissant de Lune sur son flanc. La navette cylindrique se posa à la verticale, ses moteurs feulant dans la steppe à la manière d'une bête blessée. Quand les lueurs des propulseurs disparurent enfin la machine se tenait là, au milieu des ruines de Baïkonour. Zenya se releva et marcha vers la navette, seule. Deux pilotes des Communes Lunaires l'attendaient dans la lumière blanche provenant des projecteurs du vaisseau. Ils étaient plus grands que Zenya, de véritables sélénites élevés dans une gravité qui était le sixième de celle de la Terre. Elle les salua avec un sourire avant de grimper dans la navette.

L'intérieur de la navette lunaire était plus confortable que ce à quoi Zenya était habituée et elle s'attacha au siège qui était le plus proche du cockpit. La navette suivait un plan perpendiculaire par rapport au sol, ce qui était logique, se dit Zenya; ainsi l'accélération pousserait les passagers vers le sol et non vers les murs. Logique mais légèrement déconcertant. Zenya était plus habituée à l'organisation horizontale des avions de haute altitude.
- C'est votre premier voyage en orbite, n'est-ce pas ? demanda l'un des pilotes, une femme aux cheveux blancs et à la peau noire. Zenya opina, se cramponnant à son walkman. Elle ne s'était jamais aventurée au-dessus de trente kilomètres d'altitude.
- Notre ascension sera assez douce, continua la pilote. Tout va bien se passer, détendez-vous...oh, vous avez de la musique ? Bonne idée.
Zenya opina à nouveau et la pilote grimpa vers le cockpit.

Zenya ferma son esprit aux premières étapes de l'ascension. Elle ressentit une étincelle de puissance brute courir à travers son corps au moment où les moteurs principaux s'allumèrent, la navette commençant à grimper vers les steppes. Elle tenta de regarder à travers le hublot, vers la surface, mais le sillage des moteurs noyait tout sous la lumière. L'accélération la plaquait contre son siège mais c'était un sentiment auquel l'avaient habitué ses vols à haute vitesse. Zenya se contenta de fermer les yeux et de laisser la navette la transporter loin dans la haute atmosphère.

Et puis, à un moment, la paix revint. Les moteurs s'étaient éteints. Zenya sentit son corps perdre tout son poids en un instant. Une autre impression familière, venant cette fois de ses vols paraboliques au-dessus de l'océan...mais cette fois c'était différent. Différent parce que permanent. Vingt secondes. Trente secondes. Une minute. Deux minutes. Cinq minutes. Zenya déboucla sa ceinture et flotta au-dessus de son siège. Sans même y penser elle attrapa son walkman, mit ses oreillettes et laissa la musique de Spoutnik emplir le silence. La navette alluma ses propulseurs et pivota le long de son axe. Un vaste croissant bleu emplissait le hublot. Oui, elle avait vu cela des millions de fois dans des films et des photographies et oui, des millions de personnes avaient désormais vécu cela mais pendant une fraction de second Zenya sentit quelque chose d'incroyablement puissant s'emparer de son esprit.

Ce n'était pas un sentiment de puissance, ni un sentiment d'humilité mais quelque chose situé exactement au milieu. Pour la première fois de sa vie elle pouvait voir le monde dans son entièreté. La vraie planète Terre. Des photons filtrés par ses yeux sans le truchement d'aucun écran ou photographie. La Terre. Des milliards de couches géographiques insérées les unes dans les autres, qu'elle embrassait en un seul regard, en une seule seconde.

Zenya était une chamane, une femme qui unissait les éléments du monde, entre humains et esprits, entre local et global, entre les couches d'espace et de temps, toutes alignées les unes sur les autres. Et ici, à quatre cent kilomètres de la surface, elle n'avait jamais perçu son art et sa religion de manière plus juste.

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