Douce Tyrannie

Un clair soleil d'automne brillait au-dessus des profondes forêts d'Île-de-France. Cinq siècles auparavant cette région avait été composée d'immenses champs de blé couvrant les plaines et pendant quelques courtes années après l'effondrement, l'Île-de-France était même devenue le grenier d'une Europe isolée du reste du monde. Désormais, à l'automne du Bas-Âge, la région était revenue à une géographie presque préhistorique. Les zones d'agriculture intensive étaient devenues des forêts. Les ruines de Paris et ses banlieues n'avaient jamais été remplacées par grand-chose, l'urbanisation s'étant éparpillées en des myriades de petites communes régionales. Loin à l'horizon brillaient quelques grandes éoliennes et, ici et là, une centrale à fusion en tokamak.
Cinq cent cinquante ans auparavant, dans les années 1970, quelqu'un dans le gouvernement Français avait eu l'idée un peu étrange d'installer un aérotrain à réaction dans la région. Le projet était sorti de route après la crise pétrolière de 1973 mais avait laissé sa trace dans le paysage, sous la forme d'une piste de test d'un kilomètre de long suspendue dans la forêt d'Orléans. Le nom même d'aérotrain avait disparut mais la voie aérienne avait subsisté dans l'esprit des abbesses d'Orléans. L'abbaye originelle avait rejoint la voie aérienne dans les ruines de la forêt d'Orléans mais la fascination pour la vitesse et l'aérodynamisme était toujours là. L'abbaye d'Orléans était sortie de la Chrétienté quelque part au cours du XXIIIe siècle; sur les tuniques blanches et noires des abbesses la croix avait été remplacée par la lune et la flèche. Au début des années 2400 les abbayes d'Orléans étaient devenues le centre intellectuel de la branche Nord de l’Église Extérieure, portant avec elles l'héritage de ce qui avait été l'agence spatiale européenne.
Dans l’Église Extérieure il n'y avait pas de diable et il n'y avait pas non plus de Dieu transcendant. Il y avait, par contre, le désir sacré de l'humanité d'atteindre les étoiles et de l'autre côté la douce tyrannie de l'équation de Tsiolkovski : la terrible idée qu'un vaisseau était soit puissant, soit efficace, et la simple réalité que les premiers pas étaient toujours les plus difficiles. Il existait une méthode simple et brutale pour se libérer du puits de gravité sans merci de la Terre : des lanceurs filant à travers l'atmosphère, de monumentales bougies transportant plus de carburant que de charge utile. Les abbesses, elles, avaient toujours estimé qu'il existait des solutuions plus élégantes.
Et en ce jour du 4 Juin 2578, l'abbesse d'Orléans contemplait le fruit de trois siècles de travail. Un Concorde-O, un avion spatial monoétage, reposant sur une voie de lancement électromagnétique inspirée par celle de l'aérotrain. Ses ailes delta blanches brillaient dans l'aube, ses nacelles moteur noires attendant dans le vent chaud - et au-dessus les étoiles mouraient doucement alors que le soleil se levait.
Une étincelle parcourut les cinq kilomètres de la voie de lancement et le Concorde commença à accélérer. L'abbesse regarda l'avion spatial encaisser une accélération de cinq gravités terrestres alors qu'il avalait la piste inclinée. Trente secondes plus tard il quitta la piste à plusieurs centaines de mètres par seconde, se mettant à feuler dans l'aube alors que ses moteurs à réaction s'allumaient. L'abbesse sentit une chaude étincelle traverser sa colonne vertébrale quand elle entendit l'onde de choc accompagnant le passage du mur du son au rythme des moteurs hurlants. A ses yeux, c'était une chanson divine. Le Concorde continua d'accélérer au-dessus des forêts, laissant une ombre effilée sur les arbres. Le Concorde évoluait maintenant à une vitesse hypersonique, refroidissant ses moteurs à l'hélium liquide pour empêcher ses moteurs de fondre alors qu'il gagnait sans cesse an altitude. Quand le Concorde-O atteignit six fois la vitesse du son et vingt-cinq kilomètres d'altitude les réacteurs se transformèrent en propulseurs en circuit fermé, devenant des moteurs-fusées. Désormais libre des contraintes imposées à un avion, le Concorde continua son ascension. Sa vitesse exponentielle l'emmena très vite à la limite de l'espace, cent cinquante kilomètres au-dessus de la surface terrestre. Le Concorde effectua une dernière poussée à pleine puissance pour circulariser son orbite - il était désormais dans l'espace.
Une rampe électromagnétique de cinq kilomètres permettant d'atteindre une vitesse initiale. Des réacteurs capables de se transformer en moteurs-fusée. La silhouette depuis longtemps oubliée d'un avion de ligne supersonique du XXe siècle. Les trois solutions utilisées par l’Église Extérieure pour contrer la douce tyrannie de l'équation de Tsiolkovski n'étaient pas toujours efficientes, mais elles étaient élégantes.
Et aux yeux de la nouvelle Église, l'élégance était la moitié du salut.
Illustration : Skylon, Reaction Engines LTD.