Noël au bout du monde

Le monde était sombre. Au-dessus s'étendait un ciel noir d'encre dénué de planètes ou d'étoiles, n'offrant rien d'autre que le vide froid de l'espace intergalactique. Très loin en-dessous était la surface pâle d'une planète glacée dont la seule source de lumière était une naine blanche perdue dans l'immensité. Et puis soudain trois traînées de moteurs-fusée s'allumèrent dans l'obscurité, révélant la forme toute simple d'un Orbiteur Domaine Public, descendant perpendiculairement vers la surface.
La voix de Talasea faisait écho dans les canaux de radio locaux reliés à la petite station de surface en contrebas.
- Le Père Noël arrive !
- Ouais...il arrive même un peu trop vite. Contrôle au sol à Renne, votre vitesse est trop élevée, veuillez ajuster votre profil de descente.
- Justement, à propos de ça, il semblerait que l'un de nos moteurs ne se soit pas rallumé, ce qui pourrait expliquer le léger problème de vitesse. Je suppose que vous ne nous en voudrez pas si nous utilisons votre plate-forme d'atterrissage pour un peu de litho-freinage, non ?
Une des lumières des moteurs s'affaiblit puis disparut, ne laissant plus que deux flammes sous l'orbiteur.
- Oh, on dirait que nous avons perdu le deuxième moteur. Bah, j'allais l'éteindre pour équilibrer la poussée, de toute manière.
Talasea se tourna vers Isaac. Son ami, copilote et partenaire occasionnel semblait légèrement troublé, engoncé dans sa combinaison de vol, les sourcils dressés dans la direction des affichages haptiques. Il était habitué au comportement plus que capricieux du Renne, mais c'était la première fois qu'il assistait à la perte de deux moteurs à la fois.
- Nos moteurs sont perdus, ou perdus-perdus ?
- Complètement morts, répondit Talasea en haussant les épaules. Sa tenue de vol la faisait ressembler à un espèce d'oiseau exotique perdu dans l'espace.
- Ah.
- Je crois que c'est la pompe d'injection de carburant. Ou alors les tuyaux allant jusqu'aux tuyères. Ou une combinaison des deux. J'ai vidé les réservoirs de carburant des deux moteurs hors service.
Comme l'orbiteur se trouvait désormais à la verticale, relativement à son axe de mouvement, le siège rotatif de Talasea se trouvait désormais en dessous de celui d'Isaac, qui ne pouvait voir que les mains de la pilote, posées sur le manche à balai et la commande des gaz. Elles ne tremblait pas. Talasea pilotait le Renne comme de coutume.
- La gravité au sol est à un quart de gravité standard. Cela va être un peu rude, mais on s'en sortira, et avec un peu de chance, ce sera aussi le cas pour notre cargaison. Renne à contrôle sol, je vais atterrir sur deux moteurs, avec l'aide des propulseurs de manœuvre. J'ai vidé la plupart de mes réservoirs de carburant, le vitesse finale sera d'environ 50 mètres par seconde. Dernière poussée de décélération dans cinq secondes.
- Bon, je voulais retaper cette piste d'atterrissage, de toute façon. Vous n'éjectez pas votre cargaison ?
- Le Père Noël n'abandonne jamais ses cadeaux. Terminé.
Isaac soupira et se blottit dans son siège anti-g en un pur réflexe alors que le Renne poussait ses deux moteurs restants à pleine vitesse, puis alluma ses propulseurs de manœuvre pour amortir le choc de l'impact. Pour autant qu'on puisse juger de la qualité d'un atterrissage en catastrophe, Isaac trouva celui-là assez honorable. Le pilote automatique était parvenu à maintenir une trajectoire parfaitement rectiligne et si ni le train d'atterrissage ni les tuyères n'avaient bien apprécié, le cockpit lui-même avait à peine frémi.
Talasea déboucla sa ceinture de sécurité, ouvrit son casque et se tourna vers Isaac avec un sourire. Sa peau bleu d'irénienne se fondait dans les lumières du cockpit. Elle ouvrit le sas extérieur et attendit que Marjani, la responsable scientifique locale et Grande Organisatrice de Festivités Diverses, entre. Isaac nota qu'elle portait une combinaison spatiale complète, ce qui signifiait que le sas ne pouvait plus être apparié à la station...pas étonnant, considérant qu'il était maintenant à-demi enterré dans la glace.
- J'ai bien peur que le Renne ne vole plus jamais, sourit Marjani.
- Tant mieux. Cette antiquité commençait à m'ennuyer. Je peux tolérer voire même apprécier un certain degré d'excentricité technique mais perdre mes moteurs lors d'une approche finale est un peu trop pour moi, s'amusa Tali. Au moins les cadeaux sont en bon état. J'ai du cake Terrien, du vin Elorain et du courrier pour tout le monde à la station.
Isaac râla depuis le cockpit.
- Pourquoi on fait ça aujourd'hui, d'ailleurs ? Je veux dire, il n'y a rien de spécial le 25 Décembre, non ? On aurait pu attendre quelques jours et les techniciens auraient repéré les problèmes de moteurs.
- C'est la tradition. On se donne des cadeaux le 25 Décembre du calendrier Terrien. Cela fait partie des choses que l'on ne discute pas, comme les Elorains mettant les noms de vaisseau au féminin, répondit Marjani en extrayant ses longs cheveux de son casque. Personnellement je pense que la date n'a pas beaucoup d'importance. C'est juste un moment pour échanger de gentilles attentions, et je pense que tout le monde peut tomber d'accord sur le fait que c'est important quand on se trouve au bord de la galaxie. Il n'y a que l'obscurité après cette planète, donc si on ne s'envoie pas des cadeaux, qui le fera ?
- Bien dit mais je m'interroge toujours à propos de la date, s'interrogea Tali.
- Euh, le 25 Décembre n'aurait pas quelque chose à voir avec cette icône chrétienne, là ?
- Saint Nicolas ?
- Non, l'autre.
- Isaac, je crois qu'elle veut dire Jésus Christ. Oui, je connais cette théorie mais elle n'a pas beaucoup de sens, non ? On sait que Jésus est né entre Septembre et Mars mais il n'y aucune source disant clairement que c’était le 25 Décembre. Peut-être dans la Vieille Bible ? Mais je ne sais même s'il en existe encore un exemplaire, même sur Terre. L’Église ne célèbre rien de spécial le 25 Décembre de toute façon.
- Mmmh, je ne sais pas, ça pourrait être une fête juive ?
- Ou païenne ? Je me rappelle avoir entendu quelque chose à propos des Saturnales sur la station Cathédrale.
- Je ne pense pas que ce débat soit très fructueux. Il est presque minuit. La galaxie va se lever dans le ciel, je veux la voir cette fois.
Talasea diminua la luminosité des affichages du cockpit et passa les hublots en mode d'observation. Des montagnes aussi affûtées que des lames de rasoir montaient à l'assaut de l'horizon. Dans le ciel l'obscurité avait reculé, remplacée par une rivière d'étoiles lointaines. La Voie Lactée, vue depuis sa périphérie, sept mille années-lumière au-dessus du plan galactique, ses bras s'enroulant sur eux-mêmes dans un silence complet. Tout le monde se tut dans le cockpit, mais on put quand même entendre Isaac grommeler une ultime question.
- Je veux dire, c'est qui ce "Père Noël", de toute façon ?