Premier souffle

Trappiste-1.
La naine rouge contemplait l'être humain désemparé avec une indifférence complète, perchée qu'elle était dans le ciel du monde en orbite synchrone.
AVERTISSEMENT : NIVEAU D'OXYGENE FAIBLE
AVERTISSEMENT : FILTRES ATMOSPHERIQUES HORS SERVICE
V avait déjà du mal à respirer malgré les tentatives de sa combinaison de repousser l'inévitable. Iel jeta un énième regard sur sa tenue. De manière assez ironique, ce qui avait sauvé sa vie allait maintenant l'abréger. Sa combinaison légère avait très bien réagi en amortissant sa chute...en utilisant le système de recyclage et de filtration d'air comme coussin. V tenta d'envoyer un ordre à sa combinaison.
- Engage une séquence de réparation.
La réponse clignota en rouge sur l'affichage tête haute de son casque.
SYSTEMES DE REPARATION HORS-LIGNE
AVERTISSEMENT : NIVEAU D'OXYGENE CRITIQUE
V essaya de trouver une posture un peu plus confortable contre le rocher poussiéreux. Plusieurs mètres au-dessus son drone regardait le désastre, incapable de faire autre chose que de produire des encouragements inutiles. Il n'était pas équipé pour réparer la combinaison et même s'il avait été capable de le faire, V n'avait plus de filtres. Dans tous les cas, iel mourrait d'asphyxie au fond de ce canyon, à moins de quelques kilomètres du camp de base, sur une planète grouillante de vie.
- Combien de temps avant l'arrivée d'un drone de secours ?
CONCLUSION IMPOSSIBLE : CONTACT AVEC LE DRONE DE SECOURS NON ETABLI
INFORMATION SUPPLEMENTAIRE : SYSTEMES DE COMMUNICATION HORS-LIGNE
V avait atteint le point où le manque d'oxygène commençait à devenir vraiment inconfortable, bien au-delà de ce qu'iel avait pu expérimenter lors de ses sorties d'escalade sans bouteilles d'oxygène sur Terre. Son souffle mourait quelque part au fond de sa gorge.
Et puis merde...pensa V en allant chercher la commande qui permettait de découpler le casque de la combinaison. Ses affichages répliquèrent avec des mots rageurs et écarlates.
AVERTISSEMENT : VOUS ETES SUR LE POINT D'OUVRIR VOTRE COMBINAISON.
AVERTISSEMENT : RISQUE DE CONTAMINATION ENVIRONNEMENTALE : ELEVE
AVERTISSEMENT : CETTE ACTION EST STRICTEMENT INTERDITE D'APRES LE REG
Les mots s'effacèrent alors que V terminait de séparer son casque de sa combinaison. L'air saturé en dioxyde de carbone s'échappa à l'extérieur avec un sifflement. Un vent extraterrestre se mit a caresser ses joues. V prit une très longue inspiration. L'air s'engouffra dans ses poumons, suivit d'une sensation de pure euphorie. 18% d'oxygène, 70% d'azote, avec quelques grammes de gaz rares. V inspira une fois de plus. L'air avait une odeur de lilas, avec quelque chose d'un peu plus amer en arrière-plan. Quelque chose qu'iel était le premier humain à sentir, le parfum du corail terrestre de Trappiste, la forme de vie dominante sur cette planète. V étendit ses doigts dans le vent. Ce dernier transportait des spores translucides accompagnées d'étranges mélodies qui servaient de moyen de communication aux colonies de corail, une chanson planétaire qui ne s'arrêterait qu'avec la fin de la vie sur Trappiste. Une petite colonie s'accrochait à la roche au-dessus d'iel, ses tubes couleur d'os assemblés par de petites créatures apparemment faites de sable - en fait, des grappes de pseudo-amibes indépendantes.
AVERTISSEMENT : CONTAMINATION EXTERNE EN COURS disait maintenant l'affichage sur le casque abandonné dans le sable.
V prit une troisième inspiration, puis se dit que son escapade n'avait que trop duré. A chaque respiration, iel expédiait des milliards de microbes dans l'air, des microbes qui ne tarderaient pas à former des petites colonies locales et alors...et alors, peut-être, ce serait le début d'un énorme foyer de contamination. Pour tous les films réalisés dans l'histoire qui traitaient d'invasions extraterrestres, bien peu avaient correctement prédit ce qui allait pourtant devenir le véritable risque systématique dans l'exploration des mondes abritant la vie : la contamination des écosystèmes par les formes de vie transportées dans les vaisseaux et équipages humains. Des virus, des bactéries, des champignons, tous sélectionnés dans l'arène de l'évolution terrestre. Dans la plupart des cas les biosphères extraterrestres, fondamentalement différentes des formes de vies terrestres, n'étaient pas vraiment capables d'affecter les humains, qui bénéficiaient en outre de la médecine moderne. L'inverse était également vrai : les terriens microscopiques, passagers clandestins des vaisseaux, avaient souvent du mal à infecter la vie indigène. Non, la véritable menace était celle des espèces invasives, des microbes et des champignons s'adaptant à la biosphère locale et finissant par affronter la vie autochtone sur son propre terrain. C'était déjà arrivé dans le passé et cela continuerait d'arriver dans le futur. Au milieu des sables de Trappiste, V était désormais une arme bactériologique humaine.
Mais arrivé à ce point-là, V n'en avait cure. Iel respirait l'atmosphère d'un autre monde, inspirant l'oxygène produite par des créatures n'ayant jamais vu la lumière du Soleil. Iel vivait désormais sur cette planète au lieu de l'observer de loin à travers la prison de plexiglas qu'était son casque.
V se tourna vers l'étoile. Elle brillait haut dans le ciel et semblait être d'accord.
Illustration : D. Mitriy, CC3.