Les mondes de Rani

Journal de Rani/Autobiographie inachevée
Fragment récupéré par le biais d'une surveillance de réseau profonde menée à l'initiative de [DONNÉES MANQUANTES] le [DONNÉE MANQUANTE].
J'ai un souvenir encore vivace de cette soirée où j'ai enfin compris ce que le translateur était réellement capable de faire. Nous avions passé les deux semaines précédentes à éliminer les moindres biais de mesures, les moindres erreurs techniques ou humaines qui auraient pu nous mener à envoyer de mauvaises données à nos calculateurs. J'avais même consulté des publications scientifiques de l'âge industrielle sur support physique pour m'assurer que je n'avais rien manqué d'évident; mais je n'avais rien trouvé. Nous avions soumis les résultats de nos expériences à un rasoir d'Occam thermonucléaire et tout ce qu'il nous restait, envers et contre tout, était l'interprétation originale.
Dix fois sur dix, le translateur battait la lumière en ligne droite.
Je me rappelle avoir envoyé au groupe de recherches un message avec en pièce jointe les derniers résultats des mesures et un mot qui disait quelque chose comme "prenons quelques jours auprès de nos familles et discutons de ça à tête reposée dans une semaine." Puis j'ai fermé l'écran de mon ordinateur portable et ai laissé mon regard s'attarder sur le plafond.
On y est, ai-je alors pensé. Notre société, notre civilisation, notre planète. Tout cela, là, maintenant, est là où l'histoire s'arrête. Nous avons gagné. C'est terminé. Dans quelques années, nous seront une espèce interstellaire. Une décennie ou deux et nous aurons nos premières cités en-dehors du système solaire. Un siècle et nous serons une espèce installée durablement sur plusieurs planètes. Nous avons passé le Grand Filtre, non pas par une prouesse technologique, non pas par les crises et les sacrifices, mais tout simplement par une chance insensée.
Et puis je me tournai à nouveau vers le translateur. Le cube cristallin était posé sur la table, toujours enveloppé dans le cocon que j'avais utilisé pour le protéger durant nos expériences autour de la Lune. Le translateur brillait doucement dans la pénombre, bien que la structure elle-même ne soit pas sous tension. Pendant un instant, je me mis à considérer sa forme banale comme s'il s'était juste agi d'un déchet quelconque laissé au bord de la route. Et puis un frisson remonta le long de ma colonne vertébrale tandis qu'une nouvelle pensée éclatait à travers mon esprit.
Cet objet peut potentiellement briser la réalité en deux. Si ce que le translateur effectue est bel et bien un déplacement supraluminique spontané, alors nous allons nous heurter à un véritable mur de problèmes. Entre la relativité et la causalité, il va falloir choisir. Du calme, Rani. Réfléchis. Après tout, nous pourrions nous débarasser de la relativité. C'est une possibilité. Si la relativité ne marche effectivement pas, cela n'aura pas de conséquences massives pour la physique subluminique, après tout. Mais si jamais la relativité tient quand même ? Si c'est l'autre variable qui casse ? S'il n'existe pas de point de référence universelle ? Dans ce cas, les paradoxes causaux peuvent exister. Le voyage dans le temps est possible. Des évènements hors séquence peuvent avoir lieu. La magie est possible, dans le sens littéral d'effets sans causes premières.
Je prie pour que la relativité ne tienne pas.
Et alors que mes pensées glissaient autour de moi comme des lucioles, je m'aperçus de l'autre côté du bureau - mais il n'y avait pas de miroir dans la pièce.