Ce Flingue

Les armes électromagnétiques, ça c'est bien, non ? Puissantes, élégantes, mortelles. Ou les lasers. Tout le monde a peur des lasers, non ? Iels ont raison. Traverser le vide avec l'intensité d'un petit soleil, ça c'est quelque chose. Donnez un fusil laser à un soldat et il possède une puissance de feu supérieure à celle d'un véhicule blindé de l'âge industriel. Mais dans ce cas, si toutes ces belles armes de l'âge interstellaire existent, pourquoi, grands dieux pourquoi est-ce que ce flingue existe toujours ?
Sa forme contient la certitude de l'enraiement. C'est rassurant. Les canons électromagnétiques ont besoin d'un approvisionnement électrique constant et d'une mécanique complexe. Les lasers, eux, nécessitent de puissantes batteries et de fragiles lentilles. Ces armes tombent rarement en panne, mais quand c'est le cas...qu'est-ce que vous allez faire quand votre bijou de technique tombe victime de l'entropie ? Sortez le couteau, soldat. On va combattre la Séquence avec un bâton pointu. Mais le flingue, ce flingue...oh, il va casser. Il va s'enrayer. C'est inévitable. Mais vous allez le réparer. Que ce soit sur Terre, dans la boue d'une zone perdue du Bas-Âge, que ce soit dans une forêt extraterrestre perdue dans les tréfonds de la Voie Lactée, vous allez réparer ce flingue.
Le feu. C'est le fondement de cette arme, n'est-ce pas ? Carburant, comburant, une étincelle. Cette sensation quand vous pressez la queue de détente. Le tremblement, le recul, le flash, l'odeur de la cordite. Chaque fois que vous tirez avec une arme à feu, cela réactive une longue ligne qui remonte dans le temps jusqu'à vos lointains ancêtres, quelque part dans les plaines de l'Afrique, qui agitaient des brandons enflammés pour garder les bêtes sauvages loin de leurs enfants. C'est la même chose, la même lignée, le feu qui abat le monstre. C'est simple, c'est définitif, c'est radical. De votre côté de la mire, tout ce qui compte ; de l'autre côté, tout ce qui peut être balancé sous les roues de l'histoire. Vous avez trente balles pour nourrir ce flingue. Trente feux, trente pointes d'acier, trente condensés d'humanité à maîtriser et employer. Bien sûr, vous savez que cette sensation de puissance est une illusion, une projection de l'hubris qui a mené le monde industriel à l'abysse. Soyons francs, est-ce que cela compte quand vous ouvrez le feu ? Ou est-ce que la seule chose à laquelle se résume l'univers est cet afflux soudain, libérateur, de chaleur et de lumière ?
Ce flingue. Il y en a plein des comme ça, mais celui-ci est à moi, disait le credo du fusilier d'une nation disparue. Conneries. De la propagande versée dans les cerveaux malléables des jeunes hommes d'un monde mort. Vous êtes plus intelligent que cela. Le flingue, ce flingue, n'est pas à vous. Sa force ne réside pas dans un sentiment de propriété mal placé. Non, la vérité, c'est que cet objet est simple à fabriquer, simple à utiliser, simple à convoquer pour donner la mort. La puissance de la production de masse, ça, c'est le fondement de tout. Tirer. Recharger. Recommencer. Il fut un temps où la Séquence comprenait cette puissance, elle aussi, mais maintenant elle est morte, et, oui, peut-être qu'une seule balle ne viendra pas à bout d'un de ses Rampants, peut-être qu'un chargeur entier ne sera pas suffisant, mais un millier ? Oui, un millier fera l'affaire. Dans la boue, dans la poussière, dans le vide spatial, un millier fera l'affaire. Vous êtes un enfant du Soleil, vous êtes un enfant de la Terre, vous êtes un humain, bordel, et c'est ça que font les humains. Iels réduisent le monde en poussière sous les rouages de leur industrie, dans les flammes de leurs foyers, sous les tirs de leurs armes.
Et tout ça, cette belle et grande idée, l'idée du flingue, elle a échoué, mais vous le savez, non ? Bien sûr que vous le savez, parce que vous vivez sur Terre, parce que vous appartenez à une pauvre espèce qui marche dans les ruines de son propre monde et se demande par quel miracle elle a bien pu survivre à son effondrement. Le flingue a échoué, et par là je veux dire que l'industrie a échoué, je veux dire que les grands rouages de la civilisation se sont dévorés eux-mêmes, je veux dire que le feu s'est éteint et que l'acier a rouillé, je veux dire que nous avons tué le Marché et sa monstrueuse machine qui triait jusqu'aux ossements dans la terre sous nos pieds, je veux dire que nous avons appris à viser mieux, à viser plus haut, je veux dire que nous sommes les enfants des étoiles désormais et que, oui, le flingue a échoué.
C'est ça, le truc. Le flingue a échoué, le flingue a fané et est parti au vent.
Mais un flingue est resté.
Vous le tenez entre les mains. Sur Terre, on l'appelle « Fusil Automatique Modèle 47 ». Il existe depuis six cent ans. Nous en avons assemblé plus d'un milliard. Il a survécu au Bas-Âge et survivra à l'âge interstellaire. Il a été employé par des soldats, des pionniers, des criminels et des guerriers fleuris. Toutes les planètes en produisent.
Je l'appelle ce flingue. Parce que ça y est, c'est celui qui nous reste, c'est celui avec lequel nous sommes coincés. Il a cessé de représenter quoi que ce soit. D'être quoi que ce soit, en fait. Il est juste là.
Nous n'arrivons pas à nous en débarrasser.