De la difficulté de la guerre spatiale

La guerre dans l'espace : tout le monde en parle, personne ne souhaite la mener, avec raison.
A l'exclusion des engagements avec la Séquence, nous n'avons connu qu'une seule guerre spatiale : l'incident que les historiens ont nommé l'Escarmouche qui a vu, à la toute fin de l'âge industriel, les nations à-demi mortes s'écharper en orbite terrestre basse, déclenchant un syndrome de Kessler et condamnant ainsi l'espace pour toute une génération. Trois conclusions principales peuvent être tirées de l'Escarmouche :
- Le combat spatial est la forme de guerre la plus meurtrière de l'histoire.
- Le combat spatial est incroyablement coûteux en personnel qualifié et en matériel.
- Les armes spatiales peuvent infliger des dégâts collatéraux sans commune mesure.
Six siècles et un Bas-Âge plus tard, ces trois conclusions sont toujours valides, car elles sont consubstantielles à la nature même de la guerre dans le vide. Les vaisseaux interstellaires ont beau être courants, l'équipement militaire reste très coûteux, et l'avènement des intelligences artificielles n'a pas réduit les pertes en personnel qualifié, bien au contraire, quand aux dégâts collatéraux, l'intensification de la présence humaine dans l'espace n'a fait que les rendre plus dévastateurs.
L'artillerie la plus commune est le quadrillage laser, c'est-à-dire le système d'armes né de l'alliance entre les dômes de ciblage moderne et les lasers à haute intensité. Originellement conçus pour déblayer les orbites encombrées de débris, les quadrillages lasers se sont mués en armes à la fois offensives et défensives. Le lecteur attentif aura remarqué qu'un laser se déplace à la vitesse de la lumière : aux distances d'engagement usuelles, le temps d'arrivée sur la cible se situe en-dessous d'une seconde. Il est impossible d'éviter un laser avec des moteurs conventionnels, ce qui a signé l'arrêt de mort de tout concept de « chasseur spatial » et a relégué les canons électromagnétiques au rang de figurants.
Heureusement, nous avons le translateur. Bien sûr, la possibilité de téléporter un vaisseau à travers l'espace a dû complètement changer notre approche du combat spatial, non ?
Non.
La principale conséquence du translateur sur le champ de bataille est l'apparition de ce que nous appelons avec grand élégance le « coup de poing nucléaire » : une manoeuvre qui consiste à accélérer un projectile à très grande vitesse, puis à la téléporter juste à côté d'un vaisseau adverse, ne lui laissant ainsi presque aucune chance d'esquiver ou d'intercepter l'arme. Il suffit d'accrocher un translateur à un missile, voire à un simple tuyau de métal, pour obtenir cet effet. Les seuls endroits où le coup de poing nucléaire est impossible sont les trajectoires à proximités d'un astre massif, et la bulle d'exclusion de mille kilomètres autour d'un autre translateur. Tout le reste est vulnérable.
Parer à une telle attaque est très complexe. Un navigateur très doué peut translater son propre vaisseau juste avant l'impact. Un quadrillage laser très puissant peut vaporiser le projectile. Sur les plus gros vaisseaux, le blindage peut transformer un impact mortel en simple retour à la base. Un rideau électronique bien calibré peut créer plusieurs cibles factices et mener le projectile à se perdre dans l'espace. D'autres méthodes plus exotiques mobilisent le translateur lui-même pour perturber une téléportation en approche, mais de manière générale : tout cela reste du bricolage. Nous ne savons pas gérer les capacités offensives créées par les moteurs interstellaires.
Imaginez une bataille spatiale. Clignez des yeux. C'est fini. Les équipages humains n'ont pas eu le temps de réagir. Au-delà du placement tactique initial, ils n'ont aucune prise sur les évènements. Les tirs ont été simultanés et immédiats. Les vaisseaux se sont repositionnés sur plusieurs centaines de milliers de kilomètres en moins de dix secondes. Les deux flottes sont probablement intactes, parce que personne ne souhaite rester plus d'une seconde au même endroit, parce qu'un seul tir perdu peut annihiler une planète, parce que nous ne sommes pas fous.
Nous connaissons le translateur depuis un siècle, et pendant ce laps de temps pas une seule véritable bataille spatiale n'a eu lieu, et c'est bien pour cette raison qu'existent des institutions comme les Guerres Fleuries. La paix dans l'espace humain ne repose pas sur la bonne volonté des entités politiques qui le constituent, mais bel et bien sur l'impossibilité pratique de la guerre spatiale à grande échelle.