La Séquence de l'Histoire

Edité par Jyothi.
C'est un fait accepté que les Séquenceurs ne possèdent pas d'origine génétique commune à l'intégralité de leur civilisation. Bien que tous les membres de la Séquence dont nous avons connaissance partagent une apparence familière, que certains explorateurs ont pu décrire de manière fleurie comme étant un « nuage d'ornements baroques », cette forme est entièrement artificielle. L'ADN des Séquenceurs porte les marqueurs et structures de nombreuses espèces différentes, dont la somme biologique forme l'entité que nous comprenons comme étant la Séquence. Considérant son âge (estimé entre dix et vingt millions d'années), il est entièrement possible que la ou les espèces à l'origine de cette civilisation soient aujourd'hui éteintes, soit par simple cheminement biologique, soit par assimilation complète dans une totalité biologique et sociale.
Ce modèle de développement n'est pas unique à la Séquence : la plupart des civilisations interstellaires connues ont adopté ce système de « méta-société ». Toutefois, la méthode par laquelle la Séquence s'est constituée n'a aucun analogue dans la Voie Lactée.
1 - Histoire Séquentielle
Au coeur même de la Séquence se trouve un concept très simple : l'idée que les civilisations ne sont pas définies par leur matérialité à un instant précis, cette dernière n'étant qu'une somme de personnes, bâtiments et techniques, pas une idée. Ce qui constitue l'ossature d'une civilisation est son histoire collective. Ainsi, pour conquérir une civilisation, il suffit de conquérir son histoire.
Ainsi, quand la Séquence souhaitait s'en prendre à une civilisation extérieure, elle commençait par étudier son histoire en détail, atteignant ainsi souvent un degré de compréhension de cette dernière bien plus important que celui des autochtones eux-mêmes. Une fois cette étude accomplie, la Séquence se mettait à manipuler l'histoire ainsi cataloguée. Le premier niveau d'interférence prenait plusieurs décennies et consistait en une vaste entreprise de sape des connaissances historiques de la cible, dont le but ultime était de « déconnecter » une civilisation de son propre passé en ensevelissant ce dernier sous des montagnes de fausses représentations, théories du complot et autres fausses vérités. Cette sape permettait ensuite à la Séquence de contrôler l'infrastructure intellectuelle et médiatique de la cible, ce qui menait à la deuxième phase. Pendant les quelques siècles suivant la prise de contrôle, la Séquence réécrivait l'histoire de la cible de manière à s'insérer dans cette dernière : le but ultime de la manoeuvre étant de faire croire à la civilisation prédatée qu'elle avait toujours fait partie de la Séquence. A la fin du processus, la cible en venait à rejoindre la Séquence d'elle-même, sans aucune violence, ni même sans remarquer la transition, ses membres étant intimement persuadés qu'ils ne faisaient que s'unir à l'empire dont ils avaient toujours fait partie.
L'efficacité de cette méthode, surnommée la Séquence de l'Histoire, était sans pareille. On estime que de cent à deux cent mille civilisations furent ainsi absorbées par la Séquence, y compris de vastes empires interstellaires parfois même plus puissants que cette dernière.
Quid des civilisations n'entretenant pas de concept de l'histoire ? Il semble que la Séquence ne les considérait même pas comme des sociétés en tant que telles, mais plutôt comme des bêtes sauvages à éliminer sans pitié. Trois civilisations semblent être parvenues à résister à la Séquence de l'Histoire : les Voyageurs Oubliés, qui en voyageant plus vite que les Séquenceurs sont parvenus à déjouer leurs tentatives d'interférences ; les Vriijs, avec leur appétence pour le contrôle mental des espèces vues comme inférieures, étaient imperméables à la deuxième étape du processus de subversion, au prix sans doute de l'intégrité de leur culture. Enfin, une mystérieuse civilisation, connue seulement sous le nom de Cycliques, apparemment dotée d'une perception non-linéaire du temps, s'est révélée absolument impossible à infiltrer, ses membres allant jusqu'à réécrire leur propre histoire pour contrer l'interférence de la Séquence.
2 - La guerre de l'histoire
Au fil du temps, il semblerait qu'un certain nombre d'individus ou de factions (les deux notions étant assez interchangeables dans la Séquence) aient commencé à se dresser contre ce qu'iels considéraient comme une perte inconcevable de connaissances et de données culturelles dans le processus de subversion-assimilation. Ainsi se forma une cabale d'historiens et d'archivistes parmi les avant-gardes de l'empire, qui s'attribua la mission de cataloguer et préserver les histoires individuelles des sociétés conquises avant leur absorption. Ils attribuèrent à chacune de leurs conquêtes une archive secrète, tenue soigneusement à l'écart du reste de la Séquence. La plupart de ces archives n'était rien de plus que de discrets bâtiments dans les mégalopoles séquencières, mais les civilisations interstellaires avaient droit à de vastes complexes planétaires remplis de coffres-forts, tombes et bibliothèques-cathédrales. Ces mondes isolés et figés dans le temps étaient nommés Fragments par la cabale, qui les considérait comme l'un des secrets les mieux gardés de la Voie Lactée.
Il y a de cela environs deux cent mille ans, la cabale fut découverte et les Fragments déclarés anathème, et donc désormais éligibles comme cibles d'une guerre d'extermination interstellaire. Étant déjà membres de la Séquence, les individus associés à la cabale ne furent pas détruits sur le champ, et leurs maîtres leur offrirent, ainsi qu'aux populations des Fragments, l'honneur d'une immolation collective, suivie de la destruction volontaire des archives et de leurs planètes. Mais les membres de la cabale n'étaient pas seulement des collectionneurs de civilisations, ils étaient également l'avant-garde de la Séquence, conquérants de centaines de mondes et maîtres de milliards de soldats. De bien des manières, ils étaient plus attachés au souvenir des civilisations qu'ils avaient subjuguées qu'à la Séquence, à laquelle ils déclarèrent la guerre en retour. Leur mission avait changé ; désormais, la cabale visait non seulement à préserver les anciennes civilisations, mais aussi à les faire revenir à la vie et, pour atteindre cette aspiration de démiurge, la Séquence devait mourir.
La première guerre civile de la Séquence dura près de dix mille ans ; elle fut aussi la dernière.
Plusieurs trillions de vies conscientes furent perdues et des centaines de milliers de planètes détruites, mais là n'était pas le véritable dommage, car la Séquence avait déjà connu des guerres aussi dévastatrices, contre les Vriijs notamment. Le coup mortel fut porté dans un domaine bien moins matériel.
Acculée et épuisée après cent siècles de combat, la cabale prit la décision d'employer ses armes mémorielles contre la Séquence. Mobilisant les connaissances et les cultures de toutes les civilisations absorbées dans le passé, la cabale s'attaqua à l'histoire de ses anciens semblables par le biais d'un de leurs plus terrible outils de sape historique : les Négatifs, des intelligences transbiologiques avancées qui, une fois lâchée dans les réseaux de la Séquence, ravagèrent ses bases de données et les cerveaux de ses habitants, modifiant les registres temporels, effaçant les preuves archéologiques, réduisant à néant toute trace de culture complexe, réécrivant les évènements récents jusqu'à détruire purement et simplement l'histoire collective de l'empire. La cabale fut finalement détruite dans un ultime et dantesque assaut à l'échelle galactique, mais le mal était déjà fait et les Négatifs impossibles à contrôler une fois privés de leurs ingénieurs. Après cinquante mille ans de ce traitement, la Séquence avait cessé d'exister en tant que civilisation cohérente.
La première partie de la Séquence de l'Histoire avait été appliquée à ses propres créateurs. Il n'y eut jamais de seconde étape. La cabale, exterminée, ne remplit jamais le vide qu'elle avait créé. La guerre s'arrêta, faute de belligérants, faute de but, faute de civilisation à défendre, et la Séquence entra dans une ère de limbes, l'apocalypse d'un éternel présent dont elle ne sortit jamais.
La cabale avait tué la Séquence avec ses propres armes.
Illustration : Wootha Public Domain Release.