Algorab

Et ainsi me parla la femme aux yeux de grisaille.

« La Phalène et nous ne sommes pas si dissemblables. A leur image, nous sommes des enfants du Bas-Âge, mais les conclusions que nous avons tirées de l'apocalypse sont radicalement opposées. La Phalène est née de ces ordres de moines séculiers, dont la vie toute entière était consacrée à la redécouverte et à la préservation des connaissances du monde industriel. Certains y ont même laissé leur âme...mais Algorab descend d'un tout autre ancêtre. D'aucuns disent que nous sommes les fils et filles de l'effondrement, nos mères et pères les adeptes des sectes qui vénéraient l'apocalypse elle-même et sa terrible promesse de tabula rasa, de cet ailleurs qui apparut d'un coup, une fois le monde thermo-industriel dévoré par ses propres rouages. Il s'agit d'un terrible contresens. Nous n'avons jamais adoré l'effondrement comme on adore une idole païenne. Nous en avons simplement pris la véritable mesure. L'effondrement aurait dû nous détruire, il aurait dû renvoyer l'être humain dans les cavernes, faire de lui un primate parmi les autres, c'était le Grand Filtre qui devait nous empêcher d'accéder aux étoiles. L'histoire nous a mis à l'épreuve, nous avons perdu, mais nous avons décidé de tricher. L'humanité est morte, et je ne dis pas cela comme une plaisante métaphore. Nous avons échoué. Le réchauffement climatique, les guerres mondiales et l'effondrement des écosystèmes ont été nos bourreaux, ils ont massacré des milliards d'êtres pensants et dispersé leurs os dans les plaines brûlantes et les villes croulantes de ce qui, un jour, a été la Terre-Mère et n'est plus que la Terre-Morte. Voici la réalité fondamentale de notre âge interstellaire, de notre âge cinétique. L'ère augurée par la découverte du translateur n'est pas un âge d'or de progrès, de prospérité et de découvertes. Ce n'est qu'une étape évolutionnaire accidentelle dans l'histoire d'une espèce-zombie qui n'aurait jamais dû l'atteindre. Le translateur lui-même n'est pas un miracle, mais un objet froid et sans égards capable de transformer l'espace-temps en arme. Là où vous voyez des ruines à explorer et comprendre, nous voyons les mausolées des civilisations qui ont échoué : l'histoire ne se répète jamais, mais elle bégaie en permanence.

En tant que navigateur, vous vous considérez comme une sorte de lampe torche, n'est-ce-pas ? Un vagabond lancé à la recherche de petits objets brillants dans les profondeurs de la Voie Lactée. Si vous vous placez sous l'égide d'Algorab, votre rôle changera. Vous serez une arme tenue à portée de main, l'intelligence guidant un essaim de missiles nucléaires attachés à la coque noire d'un vaisseau d'espace profond. Mais vous devez comprendre que nous ne sommes pas des suprémacistes humains. Algorab n'est pas une épée, c'est une canne. L'humanité est faible, stupide et la galaxie n'est pas faite pour elle. L'univers nous permet simplement d'exister parce qu'il n'y a aucune compétition, parce que la galaxie s'est depuis longtemps purgée de ses empires, vaincus par l'entropie galopante ; mais parfois les cadavres de ces empires bougent encore, et leurs rêves à-demi fous sont suffisants pour ouvrir des étoiles en deux.

Mais vous devez également comprendre ce que nous faisons réellement, au-delà de la posture martiale et des corbeaux sur nos combinaisons de vol. En tant qu'opérateur d'Algorab, on attendra de vous que vous soyez rompu à l'usage des armes. Vous échangerez des tirs avec des vaisseaux de la Séquence, vous plongerez au coeur des cités terriennes que l'apocalypse a oublié, vous serez le témoin de ce qui se cache réellement derrière le rideau de l'effondrement, des enfers de données laissés par la mort d'Internet aux mondes-matrices de la Séquence et leur perversion de la génétique, de la désintégration kaléidoscopique d'une psyché humaine aux mains du translateur aux cris d'agonie du monde ouvert par un tube de Krasnikov transformé en arme. Pour la plupart des gens, c'est ici que s'arrête notre expertise, l'étendue de ce que nous étudions et tentons de prévenir.

Ce n'est que la surface.

Ce ne sont pas les guerres nucléaires ou les intelligences artificielles rebelles qui nous ont donné le coup de grâce, mais les hypercanes et la désintégration de la chaîne alimentaire mondiale -- des éléments physiques, naturels, certes forgés de main d'homme, mais avec des outils qui ne sont pas les nôtres. Nous ne craignons pas la Séquence, qui n'est in fine qu'un ennemi que nous pouvons comprendre. Les véritables menaces sont différentes ; ce sont les sursauts gamma qui peuvent effacer une biosphère planétaire en quelques secondes, les brèches dans le tissu de l'espace-temps, les effets qui arrivent avant les causes, la matière étrange -- les multiples épées de Damoclès suspendues au-dessus de nous, et les lames qui pourraient -- qui vont -- les couper.

C'est ici que le corbeau se dressera, ou échouera. »

Illustration par HolBat pour Starmoth.



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