AUSCOM, le fantôme de l'Amérique

À chaque fois. À chaque orbite en dessous de trois cents kilomètres, que vous soyez un vaisseau de guerre de la Haute-Flotte ou un satellite mort, ça ne fait aucune différence. Le contrôle orbital terrien vous envoie les premiers avertissements quand vous êtes à dix minutes de survoler le territoire continental des États-Unis. Vous déployez vos dissipateurs thermiques et préparez vos lasers anti-débris, au cas où les imbéciles en bas auraient la bonne idée de vous expédier des missiles surface-orbite. Vous allumez tous les transpondeurs disponibles, histoire de diffuser votre identification au monde entier. Quand votre orbite commence à aborder les États-Unis, NORAD vous illumine avec l'un de ses radars actifs. Vous devez lui répondre et montrer patte blanche dans les trente secondes, sinon les silos d'interception ouvrent immédiatement le feu. Une fois que c'est fait, vous attendez que NORAD vous réponde, mais la plupart du temps, il n'y a que de la neige électronique. 

Les États-Unis d'Amérique n'existent plus.

Ou plutôt, il s'agit du seul exemplaire encore debout d'un « état liminal », d'un fantôme de l'âge industriel qui n'existe plus que par pure inertie historique. La population actuelle des États-Unis est purement vestigiale et atteint entre quinze et vingt millions d'habitants, selon les définitions du territoire américain. Cinq vagues d'émigrations au début du Bas-Âge ont complètement vidé le territoire de ses citoyens, au point que les plus grandes villes de culture et de langue américaine sont désormais Mexico et Montréal. La majeure partie des villes, des infrastructures de transport et des zones agricoles américaines sont abandonnées, recouvertes par la végétation et ravagées par le changement climatique ; et pourtant il subsiste bien quelque chose qui puisse toujours être considéré comme les États-Unis d'Amérique, si toutefois on considère qu'un algorithme de défense nationale puisse être souverain.

Les USA n'existent plus que par une simple question d'arithmétique. Le Commandement Automatique des États-Unis (Automated United States COMmand, ou AUSCOM) contrôle un peu plus de six mille têtes nucléaires, dont cinq cents à quatre cents sont opérationnelles et pourraient être lancées en réponse à une menace ou en préparation d'une attaque. Si cela devait arriver, les vaisseaux militaires Laniakéens et des Unions Populaires pourraient intercepter jusqu'à 60 % des têtes, tandis que les intercepteurs basés au sol en stopperaient jusqu'à 35 % ; par ailleurs, comme AUSCOM ne possède plus de sous-marin lanceur d'engins, il ne pourrait répliquer face à une contre-attaque. Cependant, les quelques têtes restantes seraient susceptibles de frapper une ville densément peuplée (probablement en Russie ou en Chine, les orientations de ciblage d'AUSCOM opérant toujours selon les logiques politiques d'avant l'effondrement) et, ainsi, la dissuasion menée par l'algorithme tient toujours.

(Addendum : la question n'est absolument pas de savoir si les superpuissances terriennes pourraient gagner une guerre contre AUSCOM ; une seule division mécanisée des Unions Populaires pourrait balayer ses forces en quelques semaines. Le problème est qu'il est impossible de le faire sans potentiellement sacrifier plusieurs millions de civils.)

D'un point de vue purement technique, AUSCOM n'est pas une intelligence artificielle, mais un algorithme, qui applique ses instructions originelles sans égard pour la manière dont le monde a changé ces cinq derniers siècles. D'une certaine manière, AUSCOM est un exemple frappant de stupidité artificielle : une IA serait depuis longtemps parvenue à la conclusion que le monde a changé et que ses instructions ne sont plus valides. AUSCOM est rigoureusement incapable d'une telle introspection. Il est ainsi condamné à répéter à l'infini les derniers ordres confiés par le gouvernement africain avant son effondrement : le maintien de l'intégrité territoriale des États-Unis à tout prix. Et ainsi obéit AUSCOM depuis un demi-millénaire, avec ses drones de combat, ses soldats autonomes et ses armes de destruction massive. AUSCOM est ultra-focalisé sur sa tâche ; il ne peut faire autre chose que défendre les États-Unis et remplacer périodiquement ses moyens militaires avec ses usines automatisées. S'il n'est pas directement responsable de l'exode américain, il a rendu impossible toute tentative de reconstruction, car à ses yeux, chaque nouvel établissement dans les mégalopoles ruinées du continent est une tentative d'invasion. AUSCOM est parfaitement capable de reconstruire ses propres infrastructures, mais pas plus, et ne supporte aucune concurrence réelle ou perçue. En théorie, le président des États-Unis pourrait ordonner à AUSCOM de cesser son activité, mais la ligne de succession s'est perdue dans l'histoire, et il n'est pas impossible qu'AUSCOM ait purement et simplement décidé de se débarrasser de ses systèmes d'arrêt d'urgence, perçus comme une faiblesse.

L'aspect le plus positif de cette nature algorithmique est qu'AUSCOM n'a aucune intention de conquérir ses voisins ou d'interférer avec le reste du monde, ce qui est plutôt surprenant pour une incarnation aussi directe du complexe militaro-industriel américain : nous ne pouvons que spéculer sur les instructions originelles de l'algorithme, qui ne devaient pas intégrer la politique étrangère offensive du pays. Ainsi, les attaques d'AUSCOM s'arrêtent aux frontières historiques des États-Unis, à l'exception des drones de reconnaissance qui souvent empiètent sur l'espace aérien mexicain (il leur arrive régulièrement de s'écraser, et plusieurs cultures locales ont pour tradition d'assembler des autels et des amulettes à partir des épaves de ces machines obsolètes.) 

AUSCOM persiste à vouloir lancer des fusées, mais son infrastructure de lancement est en piteux état, et la plupart de ces déploiements échouent à mi-course ; les rares satellites d'AUSCOM en fonction sont royalement ignorés par les travailleurs orbitaux.

(Addendum : durant le Bas-Âge, les drones d'AUSCOM étaient à la pointe de la technique et considérés à juste titre comme des monstres à l'aura presque mythologique. Aujourd'hui, ils sont parfaitement obsolètes, mais représentent encore une menace avec laquelle nomades et habitants doivent composer.)

La plupart des nations terriennes laissent AUSCOM vivoter dans son coin du continent américain. L'algorithme est une épine dans le flanc de Laniakea et des Unions Populaires, et continue à faire planer une menace nucléaire constante sur la Terre, mais sa destruction reste trop dangereuse, et toute négociation est impossible en raison de la nature même du réseau. AUSCOM étant totalement isolé, coupé de toutes ressources autres que celles qu'il peut obtenir en cannibalisant les ruines américaines, la meilleure solution au problème est sans doute de laisser le réseau s'épuiser et s'effondrer. Cette stratégie prend toutefois un temps considérable, car AUSCOM a été conçu pour être résilient, et pourrait rester opérationnel pendant encore plusieurs décennies, voire un siècle. Il existe de nombreux plans pour désactiver AUSCOM avant l'échéance, des frappes cinétiques menées depuis l'orbite à l'insertion d'une IA de combat dans le réseau, mais jusqu'ici, il a été universellement jugé que le jeu n'en valait pas la chandelle.

Le fantôme tient encore.

Illustration: Steve Jurveston, Flickr.

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