Le Bas-Âge

« Toutes les civilisations sont mortelles : cette idée, bien que largement acceptée de nos jours, n'a pas toujours été entendable dans l'histoire humaine. Pendant plus de trois cents ans, la civilisation thermo-industrielle a pu croire qu'elle serait éternelle, que le présent ne serait qu'une recréation exponentielle du passé ; et puis elle est morte. »

-- Sybille Masani, historienne, spécialiste de l'effondrement.


Les historiens continuent de débattre des causes exactes de l'effondrement du milieu du XXIe siècle, qui a marqué la fin de la civilisation née de la révolution industrielle. Bien que la ruine des écosystèmes terrestres et l'épuisement des ressources minières comme pétrolifères aient joué un rôle prédominant dans cette tragédie, un examen plus approfondi des sources de l'époque ment également en exergue l'importance des effondrements localisés des réseaux technologiques, des guerres climatiques et des révolutions avortées qui ont marqué toute la période. Quoi qu'il en soit, un consensus se dégage assez nettement de l'historiographie : si la civilisation industrielle était parvenue à maîtriser son impact sur le climat, l'effondrement aurait été retardé de plusieurs siècles, voire évité. Le réchauffement climatique est le véritable coupable de la mort du monde industriel ; il a étranglé la Terre, étouffé l'humanité avec ses propres erreurs et a bien failli causer la fin de toute la civilisation humaine.

La collapsologie moderne donne toutefois une vision assez nuancée de l'effondrement, qui, loin d'une apocalypse soudaine, a pris la forme d'une lente transition d'un état stable, à haute consommation d'énergie, à un état instable, à faible consommation d'énergie. Le processus a commencé dans les pays du tiers-monde et s'est peu à peu étendu au reste de la planète, au fur et à mesure que s'érodait la résilience des gouvernements et que montaient au pouvoir des régimes autoritaires. Une certaine historiographie emploie même la notion « d'effondrement centennal » pour parler d'un effondrement qui, selon ses partisans, courrait de la deuxième moitié du XXe siècle à la première moitié du XXIe. Une telle vision téléologique d'un effondrement inévitable est particulièrement discutée dans les cercles académiques et ne fait pas du tout consensus.

La période suivant l'effondrement est connue sous le nom de Bas-Âge. Bien que certains manuels d'histoire le qualifient encore de « deuxième Moyen Âge », le Bas-Âge n'a pas été une période d'anarchie ou de barbarie qui aurait d'un coup effacé des milliers d'années de progrès technique et social. Cette ère complexe et chaotique est d'abord et avant tout caractérisée par la « falaise énergétique » : l'effondrement, en forçant les sociétés humaines à transitionner vers une économie post-carbone et démondialisée, a très fortement réduit la quantité d'énergie disponible à partir des années 2050. La fin de l'abondance énergétique a détruit la plupart des systèmes techniques et économiques humains, recouvrant le monde de ruines et déclenchant une importante baisse de la population. Si le Bas-Âge a duré cinq siècles, c'est durant cette première période, parfois appelée « Bas-Âge sombre » ou « Bas-Âge précoce » que l'essentiel des destructions et retours en arrière a eu lieu. L'informatique, l'industrie, l'agriculture et les transports furent les domaines les plus affectés, avec la perte complète de certaines capacités technologiques, comme l'accès à l'espace. Même dans les situations dans lesquelles la connaissance restait disponible, le savoir-faire fut rapidement perdu. Une violente crise démographique marqua cette période, causée autant par les épidémies et les famines que par une baisse drastique de la natalité à l'échelle mondiale.

Quand l'effondrement toucha à sa fin vers le milieu du XXIIe siècle, la civilisation humaine s'était stabilisée à un étage technologique inférieur, comparable au XVIIe siècle tardif, mais avec la science moderne intacte et une capacité de production électrique réelle, bien que limitée, principalement fondée sur les énergies renouvelables et quelques rares « îles nucléaires ». Dans ce nouveau contexte, aucun État-nation industriel ne pouvait réellement exister ; la disparition de l'économie mondialisée et la destruction des infrastructures complexes a alors donné naissance à de nouveaux modèles de gouvernance, fondés sur les communes et les syndicats locaux. Quelques fragments de l'ancien monde, comme AUSCOM, persistaient en tant qu'entités fantômes, appuyées sur des systèmes algorithmiques depuis longtemps privés de leurs créateurs. Alors que le Bas-Âge entrait dans sa période médiane, des fédérations nationales commencèrent à réémerger dans les zones les plus stables. Les sciences étaient presque entièrement dédiées à assurer la survie à court terme sur une Terre devenue hostile, ravagée par les effondrements en cascade des écosystèmes, les hypercanes et les vagues de chaleur mortelles. La perte de connaissances en sciences physiques fondamentales n'a toujours pas été complètement corrigée de nos jours, tandis que les scribes et érudits de ce nouveau monde se spécialisaient en agronomie, biologie, géographie, aménagement urbain et ingénierie pratique. La copie et la conservation des savoirs pré-effondrement furent confiées à des groupes religieux, souvent seuls à posséder encore la capacité de produire des grandes quantités d'écrits. Les guerres devinrent rares, faute de compétence étatique suffisante pour lever des armées conséquentes. Quelques rares entités politiques conservèrent l'accès à l'arme nucléaire, sans toutefois posséder de véritables moyens de l'utiliser ; elles se placèrent tout de même dans un rôle de contre-pouvoir aux vestiges du vieux monde, et ainsi permirent l'émergence des syndicats intercontinentaux qui étaient appelés à devenir Lanieakea et les Unions Populaires.

« Pourquoi le terme de Bas-Âge ? Parce que nous avions perdu la capacité d'aller dans l'espace ? Par appariement linguistique facile au Moyen Âge ? Je préfère penser que c'est la lenteur de ce nouveau monde qui a frappé mes ancêtres. »

-- Remarque attribuée à Thot, intelligence artificielle végétale.

Trois siècles et demi après l'effondrement commença le Bas-Âge tardif. Le nouvel ordre mondial avait atteint un état plutôt stable, avec l'émergence et la consolidation des syndicats continentaux. Plusieurs innovations techniques comme le réseau radio à ondes courtes permirent l'établissement de réseaux de commerce semblables à ceux du XIXe siècle tardif, reposant sur un mix énergétique nucléaire-renouvelable. La population mondiale passa à nouveau par-dessus la barre des trois milliards d'habitants, et de nouvelles métropoles surgirent des ruines en Afrique, Amérique du Sud, Inde du Nord et dans quelques régions d'Europe. En quelques courtes guerres, Laniakea et les Unions Populaires détruisirent ce qui restait des fantômes du monde industriel, à l'exception d'AUSCOM. À l'aube du XXVe siècle commença le second âge spatial. L'histoire accéléra à nouveau. Une nouvelle ère, tendue et dynamique, amena l'humanité à s'étendre dans le système solaire : ce fut l'aube de la quatrième ère post-effondrement, l'apogée du Bas-Âge, l'Âge Interplanétaire, le siècle des chaînes brisées et des nouveaux rêves. Des cités furent construites sur la Lune et autour de Saturne, les sillages des moteurs nucléaires naquirent de part et d'autres du soleil, les communes et les syndicats occupèrent le vide ; et à la toute fin du siècle, le translateur fut découvert dans l'épave étrangement familière d'une antique voile solaire.

Le Bas-Âge prit définitivement fin le jour où le premier vaisseau plus rapide que la lumière effectua une translation entre la Terre et Mars en moins de six secondes. Le Grand Filtre était tombé ; dans un afflux de lumière bleue commença l'Âge Interstellaire.

Et pourtant, le Bas-Âge n'est pas complètement mort. La Terre reste une planète blessée, ses cinq milliards d'habitants vivant encore sous la menace permanente de la catastrophe climatique suscitée par leurs ancêtres ; des milliards d'êtres humains sont morts et, des millions d'œuvres d'art ont été perdues, et tout au fond de la psyché humaine, subsiste une terreur animale, ancestrale, car désormais, nous avons la certitude que tout ce que nous avons bâti peut être à nouveau perdu.

Illustration : Steven Sanders, Symbiosis Creative Commons Artbook, utilisé sous licence Creative Commons Attribution Non-Commercial Share-alike 3.0

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