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Ordinaire Politique


Quand j'étais enfant, je suis un jour tombé par hasard sur une bande dessinée franco-belge assez obscure qui devait changer ma manière de considérer la science-fiction : Yoko Tsuno. En termes d'histoires abordée, de thèmes et d'esthétique, Yoko Tsuno n'était pas très différent des myriades de bandes dessinées de science fiction qui existait à cette époque, comme Valérian, qui partageait beaucoup d'influences avec Yoko Tsuno. Le principal détail notable de cette bande dessinée était la féminisation de ses personnages principaux. Le personnage principal était une jeune femme japonaise et la plupart des personnages secondaires étaient aussi des femmes, avec les personnages masculins souvent relégués aux rôles de faire-valoir ou, avec quelques exceptions, de méchants. Cette féminisation du casting était assez détonante dans la bande dessinée franco-belge des années 70-80 où les rôles féminins tenant à peu près la route étaient plus que rares. Ils étaient souvent limités à des professions traditionnellement féminines (comme Natacha, l'accorte hôtesse de l'air de la BD éponyme) ou à des fonctions de princesse en détresse ou d'amoureuse du personnage principal (Laureline dans Valérian étant une semi-exception à la règle). Yoko Tsuno était ainsi remarquable dans sa manière de placer ses personnages féminins dans des rôles qui devait d'habitude échoir aux hommes (l'intrépide explorateur spatial, le vétéran de guerre, le pilote expérimenté) et vice-versa (le seul personnage vaguement sexualisé de la BD étant un androïde masculin). Je ne pense pas que Yoko Tsuno se voulait être une déclaration politique consciente et cohérente; la BD se contentait de la sereine confidence de ses personnages féminins. En grandissant je devais me tourner vers de la science-fiction bien plus politique comme les travaux d'Ursula Le Guin ou Kim Stanley Robinson, mais Yoko Tsuno devait rester ma première rencontre avec ce que j'aime à appeler la politique ordinaire.

La politique ordinaire n'est pas bien remarquable, mais elle se glisse partout. Il ne s'agit pas de faire une déclaration évidente, ouverte et tonitruante. Il s'agit de discrètement promouvoir une nouvelle manière de voir les choses, une nouvelle banalité. Starmoth appartient à cette catégorie. C'est un univers extrêmement politiquement chargé -- je pense que c'est assez évident -- mais je n'ai jamais considéré avoir la légitimité ou même le talent pour en faire un pamphlet ou un manifeste. J'ai longtemps réfléchi à la nature anticapitaliste de Starmoth. En fait, quand cet univers était encore sur la table à dessin, il avait vocation à être un monde séparé en deux par une guerre froide entre une alliance post-capitaliste et socialiste et une alliance néolibérale formée de métanationales âpres au gain. Je pense qu'un meilleur écrivain aurait été capable d'exploiter cette idée, mais pour ma part je l'ai vite rejetée. En faisant du capitalisme un simple méchant, je gardais l'idée qu'il était tout de même possible qu'une société spatiale high-tech mûe par les logiques de marché puisse exister, même dans un état de décomposition avancé. Je voulais que Starmoth soit plus radical. Je voulais dépeindre un monde où le capitalisme a déjà échoué. Un monde où, par définition, il ne peut exister. En effaçant entièrement le côté capitaliste, en écrivant un monde fait de coopératives et de communes, Starmoth entrait de plain-pied dans la politique ordinaire. C'était à dire que ses opinions politiques n'étaient pas devenues centristes, ou même neutres, mais qu'elles devenaient inscrites dans l'environnement de la fiction et non pas reléguées à des conflits ou des intrigues. L'idée que le capitalisme est mené à s'effondrer n'est pas exprimé à travers des personnes ou des guerres interstellaires mais à travers le simple fait que la commune est devenue le mode d'organisation par défaut des sociétés stellaires.

Encore une fois, Starmoth ne se veut pas être une utopie ou une grande déclaration sur le future souhaitable de l'humanité. C'est un monde communal, pour le meilleur et pour le pire, tout comme le monde de Yoko Tsuno est un monde féminin, et voilà tout. Longtemps ma crainte d'exprimer une vision politique de manière frontale a pu m'agacer; je voyais cela comme une faiblesse, presque une lâcheté, mais maintenant je pense sincèrement que la politique ordinaire y a tout sa place. Elle n'affirme rien de manière directe. Elle dit simplement au lecteur que le monde tel qu'il le connait est contingent. Qu'il n'est pas censé être comme cela. Que tout peut encore changer.

J'aime à penser que cela peut être utile.

Yoko Tsuno -- Roger Leloup. 

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