L'ombre de Bourane

Pourquoi les vaisseaux de Starmoth contiennent-ils tant de références visuelles, parfois directes, à la technologie spatiale des années 1960 à 1980 ?
Au début je voulais nommer cet article "1972 n'a jamais pris fin", mais à la réflexion ce n'était pas bien pertinent. D'abord parce que la plupart des designs à partir desquels j'ai pu extrapoler la technologie dans l'univers de Starmoth vient du début des années 1980, et ensuite parce que la nostalgie pour cette époque où l'on venait de marcher sur la Lune et où il semblait possible de marcher sur Mars en moins d'une génération ne me semble pas appropriée. Je me permets cette digression parce qu'il arrive toujours un moment, quand on s'intéresse un peu à la conquête spatiale, où l'on se met à regarder les années 1960 à 1980 et où l'on se dit que l'on est passé à côté de quelque chose. Ces deux décennies sont assez incroyables, de ce point de vue là. Les soviétiques envoyant le premier homme dans l'espace, les missions Apollo, la navette spatiale, les plans de la NASA pour aller sur Mars...mais ce serait faux de réduire cette période à une ère de vaisseaux spatiaux élégants et à des rêves de voyages interplanétaires. Une nostalgie bien peu pertinente, au fond, qui réduirait ces deux décennies à des épiphénomènes, comme on a pu le faire dans les blockbusters à propos des années 80.
Je n'ai pas décidé d'illustrer cette note avec une image de Bourane, la navette spatiale soviétique morte-née, pour rien. J'ai toujours admiré les navettes spatiales. Elles ont quelque chose de fascinant, et Bourane en particulier était réellement impressionnante. Le premier orbiteur entièrement automatisé, transportée par la seconde fusée la plus puissante jamais assemblée, le tout faisant partie d'un programme spatial réellement novateur. Fascinant, oui, mais derrière Bourane se cachait une URSS en voie de décomposition avancée, où une armée surdimensionnée et un programme spatial trop ambitieux siphonnaient des ressources qui auraient probablement été mieux mises au service des soviétiques eux-mêmes. Des rêves de vol spatial haute technologie bâtis sur un monceau de mensonges, de déréliction et de systèmes dysfonctionnels. On notera que la même chose pourrait être dite à propos, par exemple, d'Apollo : le programme spatial le plus ambitieux de tous les temps fut après tout élaboré dans un pays pratiquant de manière active la ségrégation raciale. Bourane n'est pas une exception, juste un exemple très évocateur.
L'univers de Starmoth reflète cette idée, mais en l'inversant. Tous les vaisseaux dans Starmoth sont des Bourane à leur manière, mais la chute de l'URSS n'est pas à venir. Elle a déjà eu lieu. L'humanité a échoué et a bien failli s'étouffer elle-même dans les cendres de sa propre civilisation. Ce qui subsiste de ce monde thermo-industriel (ce qui est né dans le Bas-Âge) est une construction politique et culturelle entièrement différente. Une civilisation de rêveurs, une civilisation de peuples et de cultures qui ont décidé d'atteindre les étoiles non pas parce qu'ils doivent le faire mais parce qu'ils le peuvent. Non pas des pionniers, non pas des colons mais de simples voyageurs tentant de jongler entre les espoirs d'un future meilleur et les tristes regrets de tout ce qui a été perdu, de tout ce qui a échoué, de tout ce qui aurait pu être.
Les vestiges de l'âge industriel dans Starmoth sont une vieille image de Bourane installée sur le toit de son avion-porteur quelque part au milieu d'une steppe aride. Il en reste la beauté presque inquiétante d'une merveille d'ingénierie et les échos entêtants d'un temps qui aurait pu exister.