Histoire sociale de quelques armes
Bien que les armes à feu soient relativement rares dans l'espace humain, elles n'en sont pas absentes. De fait, bien des remarques peuvent être faites sur les armes à distance employées par les contemporains du XXVIe siècle. Dans son livre Une histoire sociale des armes, la sociologue et spécialiste des armes à feu Irène Wembly mentionne quelques fusils et armes de poing mémorables de l'âge interstellaire, à travers un prisme à la fois social, technique et culturel. Quelques-une de ses armes sont ici commentées, avec son aimable autorisation.
FUSIL AUTOMATIQUE MODÈLE 47 : L'ARME DE LA TERRE

Le Fusil Automatique Modèle 47 (FAM-47) est l'une des armes les plus produites dans l'histoire humaine : son design remonte à l'ère industrielle, ce qui en fait l'un des rares artefacts technologiques à avoir survécu au Bas-Âge sans subir aucune modification notable. Chambré en 7,62 millimètres (un calibre très courant sur Terre et au-delà), le modèle 47 est le fusil de référence des armées de Laniakea et des Unions Populaires. Si sa structure reste largement inchangée, le FAM-47 moderne est toutefois bien mieux équipé que les armes quasi-artisanales employées par les nomades et les seigneurs de la guerre du Bas-Âge précoce. Les FAM-47 dédiés au service militaire incorporent ainsi plusieurs améliorations de l'âge interstellaire : ils sont directement intégrés aux affichages en réalité virtuelle des combinaisons de combat, peuvent tirer des munitions guidées et sont capables de monter une variété d'attachements exotiques. Il existe, en réalité, peu de raisons purement techniques pour la persistance du Modèle 47. Les superpuissances terriennes ont parfaitement la capacité technique et industrielle de le remplacer par une arme plus moderne -- et pourtant aucun prototype n'a jamais été sélectionné dans les appels d'offre communautaires, malgré les qualités évidentes de bien des concurrents. Le Modèle 47 subsiste par pure inertie, sur une planète où la dernière guerre continentale a plus de deux siècles et où rôdent encore les fantômes de l'âge industriel. Pourquoi chercher à le remplacer ? Autant que se souviennent les historiens, il a toujours été employé. Il a toujours été là. Il incarne la guerre elle-même, pour le pire et pour le meilleur.
FUSIL D'ASSAUT SA-SAIPH : LE COMPLEXE ARTISANAL-INDUSTRIEL

Le fusil d'assaut SA-Saïph est exclusivement manufacturé sur Elora et réservé aux forces militaires de l'Ecoumène Elorain. Cette arme compacte et de qualité décente est connue pour la diversité de ses usages, sa haute cadence de tir et sa capacité à tirer des micromissiles anti-drones. Compatible avec un usage zéro-zéro (gravité nulle et absence d'atmosphère), il fait partie des rares fusils d'assaut utilisables tels quels en combat extra-véhiculaire. Tout compte fait, le SA-Saïph est une arme remarquablement banale : excellente en rien, moyenne dans tous les domaines.
Ce qui la distingue dans le petit monde des fusils d'assaut est son origine. Le FA-Saïph est la première arme conçue, développée et produite par le complexe artisanal-industriel d'Elora, une structure économique composée d'un vaste réseau de coopératives reposant sur l'impression en trois dimensions et un environnement de recherche et développement en open-source, le tout placé sous l'égide de la fédération planétaire et imperméable à toute forme de centralisation étatique.
MITRAILLETTE RAVACHOL : LES GRIFFES DU CHAT NOIR

Bien que les myriades de communes anarchistes de Smyrnia-Silesia soient des grandes assembleuses d'armes devant l’Éternel, peu d'entre elles ont une diffusion interstellaire notable. Bien que la production locale ne démérite ni en qualité, ni en quantité, elle est généralement trop spécifique pour être exportée en-dehors de l'Etat de Flux. La mitraillette Ravachol est une exception à la règle.
Utiliser la Ravachol est une expérience en soi. Ce n'est pas une arme conçue pour le tireur précautionneux. Par défaut, la Ravachol existe dans un état où elle est toujours à deux doigts de s'enrayer, de casser ou de cesser de fonctionner pour une raison quelconque et pas toujours identifiée. Cette fragilité n'est pas un défaut de conception, mais un compromis nécessaire dans le design de cette arme de poing. La Ravachol est en effet exclusivement assemblée à partir de carton transbiologique que n'importe quel jardinier peut faire pousser dans sa serre. Bien que très loin du carbone et du corail extrudé dont on fait les fusils modernes, ce carton est juste assez solide pour fabriquer une arme à feu fonctionnelle. Certes, la Ravachol a du mal à tirer plus d'un chargeur à la suite sans que quelque chose ne casse, mais elle pousse littéralement sur les arbres. Tir, casse, récupération des rares parties métalliques, recyclage du reste : la Ravachol représente une application directe du principe d'économie circulaire à la guerre moderne.
MITRAILLETTE ZERO-G SHAMSHIR : L'ART DES PLEIADES

Les Iréniens de la station de Phi Clio, dans les Pléiades, entretiennent un réseau artisanal-industriel qui n'est pas sans rappeler celui d'Elora, bien qu'opérant à une échelle sans commune mesure. Leurs communautés spatiales manufacturent de complexes objets en série limitée, qui sont échangés sur un marché parallèle et non monétaire avec le reste de l'espace humain. Cette logique s'étend aux armes, dont le Shamshir est un représentant typique.
Bien que la notice le désigne sous l'appellation générique de mitraillette, le Shamshir est en réalité une arme de poing compacte, à mi-chemin entre fusil d'assaut et pistolet lourd. Chargé avec des fléchettes programmables, le Shamshir est une arme délibérément alambiquée. Équipée d'un silencieux intégré, elle possède un chargeur inséré sous la poignée et est alimentée par un système de poulies internes, à tout le moins obscur. Fabriqué à la main, il tient plus de la commande personnalisée que de l'arme industrielle, ce qui s'aligne parfaitement avec l'éthos irénien, où chaque production est un prototype.
LANCE-MISSILES COMPACT PHAERES : LA LANCE D'ALGORAB

Il est rare qu'une arme contemporaine se focalise sur la létalité de ses projectiles, car les rares conflits encore en cours dans l'espace humain se déroulent à un faible niveau d'intensité guerrière. Le Phaeres, toutefois, n'a jamais été conçu pour combattre des êtres humains, mais pour engager des formes martiales de la Séquence. Encombrant, nécessitant le soutien d'un exosquelette, le Phaeres emploie un accélérateur de masse pour éjecter un essaim de missiles à une distance où la mise à feu des moteurs n'entraîne pas un souffle dangereux pour l'opérateur. D'une seule pression sur la queue de détente, ce dernier peut tirer plus d'une dizaine de munitions guidées vers une cible malchanceuse. Le recul minimal de l'arme, ainsi que l'ignition retardée des projectiles, permet une grande précision ainsi que des vélocités terminales très élevées dans une « tempête d'acier » à même de saturer les capacités de régénération des Séquenceurs. La version X du Phaeres possède même la distinction -- douteuse -- d'être l'arme portable la plus puissante jamais employée dans l'histoire humaine : en guise d'un essaim de missiles, il tire une unique tête nucléaire compacte à une dizaine de kilomètres.
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Les étoiles désarmées ?

Dans Etoiles Désarmées, l'ingénieur et historien Moshe Kalu se pose une question toute simple : pourquoi les armes à feu sont-elles si rares dans l'espace humain, malgré la permissivité de ses lois ?
Le problème, explique Kalu dans sa préface, n'est pas technique. Les armes à feu restent efficaces et mortelles, même face à leurs supposés remplaçants. Les armes électromagnétiques portables sont en effet trop gourmandes en énergie, tandis que les lasers restent difficilement accessibles malgré leur létalité. Les armes à poudre restent ainsi dominantes sur la plupart des champs de bataille, de la Bulle de Smyrnia à la Mer Sereine. En tout, trois cents millions d'armes à feu sont enregistrées dans l'espace humain : la majorité sont à usage militaire.
Où sont allés les autres ? demande Kalu. Qu'est-ce qui est arrivé à l'arme personnelle, compagnon nécessaire et naturel du Bas-Âge ? Depuis le milieu de l'âge post-apocalyptique, le contrôle social imposé aux armes est drastique. Il est presque impossible à un citoyen lambda de se procurer autre chose qu'un fusil à un cou et rechargé à la main -- même en comptant les reliques industrielles qui refont surface ici et là -- et les armes en circulation sont dûment enregistrées et géolocalisées. Toutefois, ajoute Kalu, ces limites légales n'expliquent pas tout. Dans un monde où l'impression en trois dimensions forme la base de l'économie manufacturière, l'assemblage d'une arme à feu ad hoc ne requiert que la possession d'un schéma utilisable, et la régulation de ces derniers est quasi-impossible. Ainsi, propose l'auteur, la rareté des armes à feu est un choix, bien plus qu'une contrainte. Pourquoi donc ?
Au yeux de Kalu, la principale raison est culturelle. La plupart des humains vivant sur Terre depuis le milieu du Bas-Âge n'ont jamais employé une arme à feu, même pour leurs loisirs : pistolets et fusils ne font tout simplement pas partie de la conscience populaire. Bien des terriens ne sauraient probablement pas employer une arme à feu, et leur possession n'est pas conçue comme une manière pertinente de s'opposer à une éventuelle tyrannie centralisée, la révolution étant essentiellement conçue comme devant s'appuyer sur l'autogestion économique et la gouvernance locale, dans un contexte où la quasi-totalité des entités politiques sont organisées du bas vers le haut. Seules les zones de guerre à faible intensité, comme Smyrnia-Silesia, obéissent à des règles différentes. Ainsi, propose Kalu, l'absence d'armes à feu dans l'espace humain est le résultat d'un cycle vertueux (ou vicieux, selon le point de vue) : fusils et armes de poing ne sont pas présent dans l'imaginaire collectif car peu utilisés, et en retour cette absence les rend rares, donc peu utilisés. Les armes à feu sont, au mieux, les outils de la communauté et de ses institutions, non de l'individu.
De manière intéressante, ce raisonnement ne s'applique pas à d'autres types d'armes, et ainsi Kalu ne considère pas la société humaine comme une société de la « paix individuelle » comme ont pu le soutenir certains de ses collègues. L'exclusion des armes à feu a donné la part belle aux armes de contact, ainsi qu'aux armes à distance mécaniques, comme les arbalètes et les couteaux guidés, qui sont tout aussi efficaces à courte portée et bien plus difficiles à rattacher à un propriétaire spécifique. Chaque planète habitée possède sa propre tradition martiale ; ainsi, sur Elora, la culture planétaire considère les armes blanches comme des marqueurs de rôles sociaux. Il n'est ainsi pas rare d'offrir une dague ou un kirpan pour célébrer une transition de genre -- bien que cérémonielle, l'arme est alors parfaitement utilisable au combat.
Illustration: Eclipse Phase RPG, Posthuman Studios, CC-BY-NC-SA 3.0.
La Haute-Flotte

La Haute-Flotte des Unions Populaires est la plus grande formation militaire spatiale de l'espace humain.
Fondée durant la période de transition entre le Bas-Âge et l'ère interstellaire, elle a participé aux premiers combats espace-espace dans le système solaire du deuxième âge spatial. Initialement rattachée à l'armée de l'air du tout jeune super-état socialiste, la Haute-Flotte a vite obtenu son indépendance et, il y a exactement deux siècles, fut officiellement établie comme une branche militaire à part. Sortie perdante de la guerre froide entre les Unions Populaires et les Communes Sélénites, la Haute-Flotte revint sur le devant de la scène suite à la découverte du translateur. Elle fut ainsi la première astronavale à pivoter vers un modèle de combat supraluminique, basé sur son vaisseau-phare, l'Intercepteur Luciole. Depuis l'an 0.56, le quartier-général de la Haute-Flotte est situé dans la Nouvelle-Toulouse, au sein de la zone autonome des Pyrénées.
La mission de la Haute-Flotte est définie ainsi dans la constitution des Unions Populaires : elle a pour objet de « protéger l'intégrité et les valeurs des Unions Populaires au-delà de l'atmosphère terrestre », dans un domaine d'opérations qui inclut le système solaire et une grande partie du voisinage du Soleil. Les Unions Populaires ne disposant pas de colonies extrasolaires, contrairement à Laniakea, la Haute-Flotte est conçue comme une force défensive.
Uniforme de la Haute-Flotte (République Socialiste du Tibet).
La Haute-Flotte maintient cinquante-deux mille combattants en première ligne, dont vingt-six mille spationautes sur un peu plus d'un millier de vaisseaux. La moitié de ces vaisseaux sont des engins de combat, conçus pour affronter leurs pairs dans l'espace, tandis que le reste se divise entre patrouilleurs, transports et ravitailleurs. La Haute-Flotte est ainsi la plus grande astronavale humaine, loin devant la flotte Laniakéenne (quatre cents bâtiments) et le Corps Expéditionnaire d'Algorab (deux cent cinquante bâtiments) en termes quantitatifs comme qualitatifs. Elle mobilise plus des deux tiers des dépenses militaires des Unions Populaires, représentant près d'un demi-pourcent du PIB du super-état.
De manière intéressante, la Haute-Flotte est vue dans la culture populaire comme une force rétrograde, en grande partie à cause de son usage immodéré de la Luciole, qui fêtera bientôt ses cent ans d'existence. La vérité est plus complexe : si la Haute-Flotte n'est pas la force humaine la plus technologiquement avancée, ni la plus rompue au combat (cet honneur va aux divisions d'Algorab), elle est la seule astronavale à maintenir une capacité significative de combat à grande échelle face à un adversaire équivalent.
Dans la lignée de la doctrine militaire ancestrale des Unions Populaires, la Haute-Flotte suit une approche opérationnelle fondée sur la bataille dans la profondeur et la production d'effets stratégiques par la combinaison d'actions tactiques soigneusement coordonnées. Les principes tactiques découverts à l'occasion de ses multiples engagements simulés (haute mobilité supraluminique, frappes préemptives, tactiques de meute) ont depuis longtemps été intégrés comme la base nécessaire du combat espace-espace. La Haute-Flotte possède également une solide expérience du combat contre-insurrectionnel, dérivé de son engagement auprès des intérêts terriens dans la Bulle de Smyrnia. Si ses officiers sont souvent stéréotypés comme prudents et méthodiques, ses équipages (et particulièrement les pilotes de Lucioles) entretiennent une solide réputation de têtes brûlées, encouragée par la nature offensive de leurs montures.
Un Intercepteur Luciole Modèle 4, le plus récent.
La branche la plus nombreuse de la Haute-Flotte est le COMSOL (COMmandement SOLaire) qui supervise les patrouilleurs et toutes les opérations placées sous la responsabilité de leurs navigateurs : recherche et assistance aux vaisseaux désemparés, défense contre les astéroïdes, gestion des débris en orbite terrestre et dans la ceinture d'astéroïdes. COMNAV (COMmandement NAVal) gère l'astronavale d'active, déployée autour de la Terre et aux points de Lagrange Terre-Soleil. Certaines des escadrilles de COMNAV sont connues pour jouer le rôle d'agresseurs (i.e vaisseaux ennemis simulés) dans les exercices de combat interstellaire menés tous les cinq ans par les forces combinées des Unions Populaires et de Laniakea. Les unités de lignes sont susceptibles d'être versées à COMEX (COMmandement EXtérieur), le corps expéditionnaire de la Haute-Flotte, habitué des conflits de la Bulle Smyrnienne. Enfin, COMOR (COMmandement ORbital) administre les défenses sol-espace des Unions Populaires, dont la principale tâche est de tenir AUSCOM en joue avec des batteries nucléaires, tandis que COMSTRAT (COMmandement STRATégique) s'occupe de défendre la Terre contre un éventuel assaillant supraluminique.
Bien que forcée par la loi à une certaine ouverture, la Haute-Flotte maintient quantité d'opérations secrètes, dont trois en particulier ont défrayé la chronique dans les dernières décennies :
- Dans la Bulle Smyrnienne, la Haute-Flotte aurait déployé de nombreux q-ships, sous la forme de cargos camouflés gardant les possessions de la méta-reine sous haute surveillance.
- Bien que non officiellement engagée contre la Séquence (à l'exception de la bataille de Draugr), la Haute-Flotte aurait observé une armée subluminique en route vers le système solaire depuis plusieurs millénaires, et serait en train de mener des opérations de reconnaissance agressive à son encontre.
- Depuis vingt ans, la Haute-Flotte finance la construction d'une station en orbite héliosynchrone, qui n'est connue que sous le nom de Dispositif de Compensation Géométrique. Les rares informations disponibles sur cet emplacement semblent le désigner comme une station défensive, dédiée à l'interception ou à la neutralisation d'éventuels missiles supraluminiques destinés à la planète bleue, et opérant par modification directe de l'espace-temps.
-- La Luciole a été conçue par Lilly Harper pour Starmoth.
-- Uniform from Steven Sander's Symbiosis Artbook, Creative Commons CC-BY-NC6SA 3.0
-- Eagle steppe and sun is a public domain design.
Le mythe de l'invasion planétaire

Publié par les presses universitaires d'Elora en 1.27, Le mythe de l'invasion planétaire est un ouvrage de sociologie et d'histoire de la guerre, écrit par l'historienne Athene Saadi. Son travail vise à démontrer que, dans le contexte stratégique moderne, les invasions planétaires menées depuis l'orbite ne sont pas seulement difficiles, mais en réalité impossibles.
Bien entendu, le problème dépasse largement la question technologique. Le véritable nœud de l'affaire est qu'il est impossible de réduire au silence les défenses planétaires d'un monde développé tout en préservant l'état politique et sociologique qui permet l'invasion en premier lieu. Une invasion planétaire, explique Saadi, est justifiée par le désir de contrôler une planète, sa biosphère et sa civilisation, et il est impossible de réduire efficacement au silence une défense dispersée avec des bombardements orbitaux sans détruire l'un ou ou l'autre. Tant que les invasions planétaires prennent place dans le contexte géopolitique de l'espace humain, l'acceptabilité politique de la nécessaire préparation à une invasion est proche de zéro.
Même la concentration des forces au sol par débarquement éclair ne fonctionne pas, continue Saadi. La prolifération des missiles d'interception donne aux plus petites unités la capacité d'engager les forces rentrant dans l'atmosphère, tandis que le rapport de force entre les soldats largués depuis l'orbite et les défenseurs est toujours défavorable aux premiers, au moins sur le plan économique. Saadi n'est pas optimiste quand à l'évolution de la technique, et voit la suprématie de la défense se renforcer dans les décennies à venir.
Bien que controversée, la thèse de Saadi fut confirmée avec fracas quand, il y a de cela cinq ans, et trois ans après la publication de son livre, la tentative d'invasion de Smyrnia dans le cadre d'une guerre de la Méta-Reine résulta dans un désastre militaire total, que Saadi commenta, non sans ironie, dans une post-face intitulée « Soixante-quinze pour cent de pertes ».
Illustration par James Mosingo pour Eclipse Phase, distribuée oar Posthuman Studios sous une licence Creative Commons Attribution Non-Commercial Share-alike 3.0 Unported License.
Les poubelles de la mort : Sunspear et Temülen

Pendant très longtemps, la vulgate militaire considérait la supériorité orbitale comme impossible à contrer : une armée installée à la surface d'une planète ne disposait d'aucun moyen d'engager des vaisseaux orbitaux de manière efficace, coincée qu'elle était au fond de son puits de gravité. De récentes avancées en astronautique ainsi que le travail acharné des armuriers de Smyrnia-Silesia ont quelque peu écorné cette sagesse ancestrale.
Le premier élément de l'offensive théorique s'appelle Sunspear, la lance du soleil. Sunspear est un intercepteur surface-orbite à terre nucléaire, alimenté avec un carburant solide et tiré depuis des plateformes mobiles de petite taille, comme des corvettes ou des camions. En termes purement astronautiques, il s'agit d'une fusée bricolée. Si Sunspear ne dispose pas de suffisamment de delta-v pour se satelliser, il n'en a pas besoin, car il lui suffit d'intersecter la trajectoire orbitale de sa cible, ce qui requiert bien moins d'énergie. Le guidage est simple, car un vaisseau en orbite peut être traqué en suivant sa seule signature infrarouge thermique. Le Sunspear pèse deux tonnes et demie au lancement, avec une tête nucléaire de cinquante kilogrammes. Sa fonction est de contester la supériorité orbitale adverse, sans forcément chercher à la conquérir. Même s'il ne détruit pas directement sa cible (et une tête nucléaire arrivant sur une coque à six kilomètres par seconde a ses chances), la présence du Sunspear force les vaisseaux ennemis à adapter leurs orbites en conséquence et à mener de coûteuses opérations de contre-batterie : il est considéré comme, a minima, une arme particulièrement agaçante par les spationautes. Son apparition sur le marché a mené les puissances spatiales à réévaluer la notion même de supériorité orbitale, ainsi devenue un jeu parfaitement à même de ne faire que des perdants.

A une intensité plus faible que le Sunspear, le camion d'artillerie Temülen est conçu principalement pour contrer les tirs orbitaux, et notamment les frappes cinétiques. Ce sont les armuriers smyrniens-silésiens qui en parlent le mieux dans leurs pamphlets radio :
Donc, l'adversaire est occupé à vous balancer des véhicules cinétiques à la figure. Des poteaux de téléphone de l'espace, vingt tonnes de tungstène voyageant à vingt-quatre fois la vitesse du son, vous savez de quoi je parle, vous avez vu les films. Pendant que vos missiles engagent les responsables, vous devez parer au plus pressé, c'est-à-dire nettoyer le ciel des saloperies qu'on vous déverse dessus. C'est là que le Temülen intervient.
La plupart des gens, qui ont lu trop de romans de gare, pensent que les projectiles cinétiques sont invulnérables aux missiles antimissiles et ils n'ont pas tort, parce que c'est le cas. Mais vous savez quoi ? Cela n'a aucune importance. La cible des Temülen n'est pas le corps des projectiles. Dans ce format, la tête ne contient que quelques kilogrammes de shrapnel. Pas de quoi troubler vingt tonnes de tungstène. Mais le reste ? A votre avis, qu'est-ce qui peut survivre à un impact de shrapnel accéléré à quinze kilomètres par seconde ? Les systèmes de guidage, hors jeu. Les propulseurs de manœuvre, morts. La caméra de ciblage, enterrée. La trajectoire ? Ah, très drôle. Ah oui, les projectiles ennemis toucheront sans doute le sol, peut-être, s'ils sont chanceux. En pièces détachées et avec la précision d'une truite écrasée.
Oui, la défense offerte par Temülen est bête et méchante, comme l'ennemi.
Et ce n'est pas tout. Un Temülen, c'est un camion tout-terrain avec une batterie d'artillerie soudée dans la remorque. N'importe quelle commune peut en fabriquer une armée. Imaginez une horde d'antiquités dispersées à travers tout un continent. Imaginez être en orbite, face à un tel déploiement, et devoir choisir entre frapper vos cibles principales, et ainsi courir le risque de voir la volée interceptée, ou frapper cette légion de camions camouflés avec des armes qui valent mille fois leur cote au marché.
Les guerres se gagnent aussi en emmerdant l'adversaire jusqu'à ce qu'il abandonne.
En réalité, quelle est la véritable valeur tactique des camions Temülen ? Excellente question, car personne n'a mené une vraie guerre surface-orbite depuis des décennies, mais une chose est certaine : combinés avec les Sunspear, ils ont suscité un paradigme stratégique qui rend la question encore plus théorique qu'elle l'a jamais été.